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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Les Salauds, Claire Denis, 2013

Publié par Romaric Berland sur 27 Août 2013, 21:52pm

Catégories : #Cinéma européen

Après être passé par la case du Festival de Cannes où il fut accueilli froidement, Les Salauds, dernière réalisation de Claire Denis, sort sur nos écrans avec une cote d'amour peu enviable. Résultat d'une production éclaire (en tout cas bien plus précipitée que le rythme d'écriture et de réalisation habituel de la réalisatrice), on aurait vite fait de présenter Les Salauds comme une oeuvre de commande bâclée et sans personnalité. Pourtant, derrière le petit format de ce thriller sans spectaculaire se cache un intriguant film de genre, volontiers fascinant. La réalisatrice plonge le spectateur en eaux troubles, dans un univers sordide où se libèrent des élans pulsionnels contradictoires, des désirs refoulés et interdits qui dépassent la raison, et où les corps et leurs instincts en disent plus que les mots.

Car il faut le dire tout de suite même si cela semble une évidence : Les Salauds est un film de Claire Denis. Cela étant posé, le spectateur doit dès à présent mettre au placard ses conforts et ses attentes face au cinéma d'une artiste qui s'est toujours opposée aux conventions de mises en scène et de narration, au psychologisme simpliste et aux petites ficelles scénaristiques. Claire Denis est une formaliste mais cela ne veut pas dire que son cinéma n'a que de la gueule : ses histoires, elle les raconte sur une autre échelle de narration que celle classique (trop rivée à suivre le développement borné d'une intrigue structurée). Elle les met en scène également avec une autre sensibilité : chez Claire Denis, on parle peu, on agit beaucoup. La réalité qu'elle capte est animale, corporelle, elle est faite d'instincts qui s'expriment. Les Salauds ne saurait déroger à cette règle. Il nous plonge en terrain connu (le cinéma pulsionnel et physiologique de Claire Denis) autant qu'en terre inconnue, puisqu'il nous confronte à un récit sordide dans lequel affairisme, violence sexuelle et histoires de famille s'entrecroisent intimement. Marco (Vincent Lindon, monolithique, précis) est forcé de revenir en France. Un drame est survenu : son beau-frère s'est suicidé et sa nièce a été retrouvée violemment agressée. Tout semble désigner Edouard Laporte, riche homme d'affaire associé à la famille de Marco. Ce dernier loue un appartement dans le même immeuble que Laporte et noue progressivement une relation avec sa femme, Raphaëlle.

C'est à travers Marco, cet étranger qui a depuis longtemps quitté le cercle familial, que nous sommes amenés à pénétrer dans l'univers sordide de ces Salauds. Si Laporte semble le "salaud" de l'histoire, le titre et son pluriel viennent démentir cette trop belle évidence pour jeter tout le monde dans le même sac : Les Salauds est le portrait d'un groupe, d'un environnement, d'un climat dans lequel (re)plonge le personnage de Vincent Lindon, à l'image de Toshiro Mifune dans Les Salauds dorment en paix de Kurosawa (dont le film s'inspire de très loin). Personnage vengeur, Marco entraîne le spectateur dans son enquête et dans son égarement au sein d'une abjection contagieuse, inexpliquée et inexplicable. Plus qu'un récit d'enquête, Les Salauds est une oeuvre atmosphérique. L'image au ton grisâtre, les éclairages jouant du clair-obscur, l'aspect étouffant de ces appartements parisiens plongés dans l'obscurité, l'humeur dépressive du film ainsi que la musique diffuse et glacée des Tindersticks viennent dresser un climat oppressant. L'univers du film apparaît comme une sorte de vase-clos où vit, dans une proximité nauséabonde (celle des affaires et des liens familiaux) le groupe des Salauds. Electron libre, Marco va et vient, sillonne ce milieu ravagé par les secrets et les non-dits, et se laisse gagner par la violence érotique et malsaine de cet environnement malade et vicié.

Les Salauds pourrait apparaître comme un film superficiel, un simple exercice de style voué à l'image, et pourtant, les images de Claire Denis nous apparaissent comme des eaux dormantes : en surface, elles sont lisses et calmes, presque séduisantes, mais, en profondeur, elles sont traversées par d'insondables courants de violence. C'est cette réalité impalpable que la réalisatrice traque inlassablement, usant du gros plan d'une manière presque obsessionnelle : elle scrute la surface des peaux, des visages, des corps pour sonder la réalité psychologique torturée de personnages prisonniers de leur milieu nauséabond, de leur prison mentale et sociale, de leurs désirs inavouables. Le récit est opaque, mystérieux mais la réalité qu'elle observe est irrationnelle, incompréhensible, elle dépasse l'entendement. Comme le spectateur, Marco ne comprend pas ce qui se passe; on lui dit que s'il avait été là, il aurait compris. La claustration mentale du groupe est telle que leurs agissements et leurs désirs apparaissent comme injustifiables pour le monde extérieur. Il ne reste donc à la réalisatrice qu'à scruter, à observer, comme Marco, comme le spectateur. Depuis Trouble Every Day, on sait quels instincts cannibales et irrationnels agitent les personnages de Claire Denis -et sa vision de l'être humain en général. Les Salauds explore de nouveau cette réalité de manière moins métaphorique que son film de vampire réalisé en 2001 mais d'une façon tout aussi viscérale et terrifiante. De fait, sa sensibilité inédite lui permet de revisiter le film noir en le nourrissant de souffre et d'onirisme, de chair et de mystère. Claire Denis sonde la psychologie des corps : Les Salauds, même s'il est moins fascinant et abouti que d'autres oeuvres de la réalisatrice, n'en reste pas moins une proposition de cinéma passionnante, qui vole bien au-dessus du tout venant.

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