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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Goodbye, Dragon Inn, Tsaï Ming-Liang, 2003

Publié par Romaric Berland sur 26 Août 2013, 08:46am

Catégories : #Cinéma asiatique

Avec Goodbye, Dragon Inn, le cinéaste taïwanais Tsaï Ming-Liang compose un chant du cygne nostalgique et poignant sur la mort du cinéma et de sa magie unificatrice. Dans un vieux cinéma sur le point de fermer à jamais, le réalisateur suit la déambulation de plusieurs personnages au cours de cette dernière soirée, où se trouve projeté le Dragon Gate Inn de King Hu. Le film suit ainsi divers protagonistes, tous ramenés à une même solitude : un spectateur japonais venu se réfugier de la pluie du dehors, la caissière qui tente, pour la dernière fois, de rencontrer le beau projectionniste à travers les dédales du cinéma, deux vieux acteurs qui viennent revoir le film dans lequel ils ont joué dans leur belle jeunesse et, enfin, les nombreuses silhouettes anonymes qui viennent peupler ce lieu mystérieux que l'on dit hanté.

Tsaï Ming-Liang produit une étrange rêverie à la fois fantastique et réaliste sur la solitude et l'errance, sur le cinéma et la beauté de l'imaginaire, à travers le prisme désenchanté et mélancolique de son style contemplatif. Plus que de coutume, le cinéaste étire de manière démesurée la longueur de ses plans séquences, et scrute le dernier tour de piste de ce lieu chargé de souvenirs qui se trouve menacé par le vide et la désertification. En mettant en abîme le wu xia pian épique de King Hu, Tsaï Ming-Liang confronte sa propre oeuvre au passé cinématographique. Par contraste avec Dragon Gate Inn, le minimalisme radical de ce Goodbye, Dragon Inn vient proclamer la mort d'une époque, d'un certain cinéma et d'une humanité aux valeurs perdues. Pour Tsaï, réfléchir sur le cinéma, c'est aussi réfléchir sur une époque. Le cinéaste en profite ainsi pour remettre en scène sa peinture angoissante de la modernité ravagée par la solitude, le matérialisme et le désenchantement. Ce que captent ses plans séquences interminables, c'est le vide à la fois physique et spirituel d'un monde dévitalisé. Les couloirs déserts, les salles de projection parsemées de spectateurs épars comme autant d'îlots de solitude que le cinéma ne rapproche même plus, les silhouettes fantomatiques ou zombifiées qui peuplent ce lieu labyrinthique...tout hurle l'anéantissement et la pétrification d'un monde qui n'a plus d'âme.

Le cinéaste fait dialoguer son film avec l'oeuvre de King Hu, qui résonne perpétuellement à travers les couloirs du cinéma, comme l'écho d'outre-tombe d'un art qui n'émerveille plus personne. Images colorées, musique épique, dialogues omniprésents...Dragon Gate Inn incarne un âge d'or regretté, un passé plus vivant que le présent, pétri de valeurs héroïques, de courage, de solidarité. Il est le miroir nostalgique d'un monde qui n'existe plus et que les spectateurs du film contemplent d'un oeil éteint. Avec beaucoup d'humour, Tsaï dépeint une dernière séance catastrophique : les spectateurs viennent pour manger, pour dormir ou fumer, regardant d'un oeil distrait le film projeté (à moins que ce ne soit leur propre vide existentiel et affectif qu'ils contemplent, enfermés en eux-mêmes). "Plus personne ne va au cinéma et plus personne ne se souvient de nous", dira un des vieux acteurs, amer. A travers la fermeture de ce vieux cinéma de quartier, c'est donc la mort du cinéma comme art d'émerveillement et de communion qu'enregistre le cinéaste. Plus nostalgique que jamais, il compose ainsi une oeuvre sur l'agonie du cinéma et du monde d'une poésie absolue.

Dans une photographie aux teintes grisâtres et bleutées, jouant du clair-obscur, Tsaï Ming-Liang sonde les espaces autant que les êtres : avec un art de la composition, il joue des plans comme de tableaux aux lignes géométriques démultipliées. Le cinéma, espace labyrinthique et poussiéreux, est à la fois une prison où les personnages sont plongés dans une proximité physique suffocante, un lieu d'égarement où ils déambulent seuls, mais aussi un lieu fantastique, chargé de souvenirs, d'émotions, de magie. Le cinéma devient à la fois un lieu où ne subsiste que la vie matérielle d'individus incapables de rêver, et en même temps, c'est un espace onirique, "hanté" par les films et par la magie de l'art cinématographique. Pour Tsaï Ming-Liang, ce qui fait la magie du cinéma, c'est qu'il est un art de fantômes. C'est une machine temporelle qui nous relie aux époques et aux autres, à ceux qui ont vécu et qui sont morts, et aux choses qui ont été et qui ne sont plus. Pour les deux vieux acteurs qui se retrouvent, ne plus aller au cinéma, ne plus se souvenir d'eux, c'est les livrer à la mort éternelle. Ainsi, chez Tsaï Ming-Liang, le cinéma est affaire de temps. C'est un temps à conserver, à inscrire -d'où l'importance presque démesurée du plan-séquence-, mais surtout à sauver, comme ce lieu en voie de fermeture, dont il faut enregistrer la poignante élégie funêbre, avant sa destruction. Goodbye, Dragon Inn constitue ainsi à n'en pas douter l'un des plus beaux hommages faits au cinéma par l'un de ses plus grands maîtres.

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B
Super critique, vraiment. J'aime beaucoup ce film également, tu expliques assez bien ce qu'il cache derrière son mutisme et sa nostalgie si particulière.<br /> <br /> Au plaisir de te relire.
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