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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Dans ses yeux, Juan José Campanella, 2010

Publié par Romaric Berland sur 3 Octobre 2013, 16:31pm

Catégories : #Cinéma sud-américain

Oscar du meilleur film étranger en 2010, Dans ses yeux est une bonne réussite. Juan José Campanella arrive à produire une oeuvre grand public qui ne sacrifie rien à l'originalité et à l'audace (ce fameux faux plan-séquence vertigineux d'exécution notamment). Entre mélodrame et thriller, film historique et récit amoureux, Dans ses yeux part dans toutes les directions au risque de s'éparpiller, multiplie les flash-back, les pistes et les rebondissements quitte à égarer parfois le spectateur. Mais le réalisateur parvient à nous maintenir en éveil grâce à une écriture débrouillarde et une mise en scène classieuse et léchée. Mais le film se distingue surtout par la force de ses interprètes et par son portrait de la société argentine sous le régime autoritaire de Péron. Sans être pour autant une oeuvre politique, Dans ses yeux est avant tout imprégné par le climat nauséabond de ces années chaotiques, et par la poisseuse amoralité d'une société déboussolée.

Ancien enquêteur directement rattaché au ministère de la Justice, Benjamin Exposito (un Riccardo Darin impeccable d'élégance et de sobriété) reste hanté par une affaire : le meurtre et le viol d'une jeune femme. Bien décidé à écrire un roman sur cette enquête trop vite classée, le personnage replonge dans ses souvenirs, et à travers eux, sur l'amour de sa vie qu'il a laissé passer (Irène Hastings, son ancienne supérieure aujourd'hui mariée et mère de famille). C'est autour de ces deux trames narratives (l'enquête et l'histoire d'amour impossible) que se construit Dans ses yeux. Le film louvoie entre ces deux histoires au fond peu attachées l'une avec l'autre au risque d'hésiter. Accolées un peu anarchiquement ensemble, tels deux morceaux de mosaïques dont on percevrait encore les jointures, ces deux intrigues parallèles donnent à Dans ses yeux l'allure séduisante d'un miroir brisé, d'un récit dont on aurait perdu la cohérence secrète. Tel est justement l'entreprise d'Exposito, celle de recoller les morceaux du passé, de compléter le puzzle que forme son existence, qu'il vit comme un mystère irrésolu : que s'est-il passé ? comment Exposito a-t-il pu passer à côté du coupable et de son grand amour ? comment a-t-il raté sa vie ? Voici les questions de ce personnage sonné, qui vit le présent déroutant comme un poisson hors de l'eau.

Le temps est bien évidemment le thème central de cette oeuvre jonglant perpétuellement entre le passé et le présent, dans une construction très classique faite d'incessants flashbacks-flashforwards. A travers ce saut permanent entre les époques, le réalisateur Juan José Campanella en profite pour porter un regard sur le passé sombre de l'Argentine des années 70. Le cinéaste dresse le portrait d'une société paranoïaque mais surtout profondément amorale, où la notion de Justice est perpétuellement dévoyée et bafouée. Cette justice que promet tant Exposito au mari de la victime, le système corrompu empêche de la lui offrir. A ce titre, le traitement historique de cette période à travers le prisme du film d'enquête n'est pas sans rappeler ce que Bong Joon-Ho avait accompli avec Memories of Murder, brillant thriller revenant sur la traque d'un serial killer dans la Corée de la dictature militaire. Comme le film de Bong, Dans ses yeux ausculte l'impuissance de son personnage principal à faire justice dans une société corrompue et criminelle. Chez le coréen et Campanella, l'Histoire rentre par la petite porte du récit, en guise de toile de fond, mais elle pèse de manière décisive sur l'intrigue et les personnages : de manière significative, le film ne repose pas sur le ressort conventionnel du whodunit ("qui a commis le meurtre ?") puisque le coupable est vite identifié et arrêté. Mais il repose bien plutôt sur l'impossibilité de condamner ce meurtrier, tenu hors d'atteinte des lois par la malhonnêteté du régime en place. C'est cette impuissance qui définit le personnage principal : il n'arrive pas à s'opposer à cette société pourrie et il ne parvient pas à vivre son aventure amoureuse contrariée par les évènements du passé.

En ce sens, le réalisateur joue bien évidemment le jeu du mélodrame : la mélancolie et la frustration sont les nerfs de ce récit aux voies bouchées dont le personnage tente, à travers l'écriture d'un roman qui résonne comme une cure psychanalytique, d'ouvrir les perspectives pour enfin habiter le présent. Le réalisateur assume sans détour les conventions du genre (musique romanesque, pathos...) et parvient à ne pas en faire trop, malgré quelques grosses ficelles (un twist final assez saisissant mais un peu lourdement amené). Bref, si Dans ses yeux est un bon film qui a su charmer l'Académie des Oscars, c'est parce qu'il parvient à conjuguer certains motifs du cinéma classique américain (le genre du mélodrame, la construction en flashback-flashforward...), un bon sens artisanal et une touche de couleur locale avec la représentation de l'histoire argentine. Sans être un chef d'oeuvre, le film de Campanella demeure une belle oeuvre classique à voir.

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