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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Damnation, Béla Tarr, 1987

Publié par Romaric Berland sur 18 Août 2013, 11:00am

Catégories : #Cinéma européen

Béla Tarr fait partie de cette race de cinéastes confidentiels qui sont pourtant des auteurs d'envergure du cinéma, et qui ont un regard authentiquement personnel et singulier sur le réel. Damnation est le film où s'invente et où se déploie pour la première fois la vision du monde de cet artiste marginal, hostile à la modernité et qui s'attache à contempler le désastre de notre présent. Car il s'agit bien de contemplation : le regard est central dans le cinéma de Bela Tarr. Très fortement inspiré par les films d'exil de Tarkovski (Nostalghia et Le Sacrifice), le réalisateur hongrois est un mystique et un prophète qui n'a de cesse de déplorer la crise de foi du monde contemporain et la mort de Dieu dans une modernité sans âme. Comme tout mystique, il s'agit donc pour ce poète d'entraîner le spectateur dans sa vision, de le gagner à sa cause, de l'inviter à porter un regard autre sur le monde. Malgré leur aspect volontiers opaque et austère, les films de Béla Tarr sont une invitation perpétuelle offerte au spectateur à épouser son regard, à emprunter le temps d'un film une même lorgnette, un même point d'observation jeté sur le réel : sa caméra.

On ne s'étonnera donc pas de voir Damnation s'ouvrir sur le plan d'un paysage dévasté contemplé par le personnage principal en une vue quasi-subjective. Le regard du spectateur, du personnage et du cinéaste se trouvent étroitement confondus dans un même geste contemplatif. Damnation est précisément l'histoire d'un personnage-spectateur. Karrer est un voyeur incapable d'agir, et ses seuls agissements consistent à scruter froidement et lucidement le désastre qui l'environne et qui le gagne peu à peu. C'est un homme abject et solitaire. Vivant coupé du monde, il passe ses journées à errer de bars en bars ou à observer depuis la fenêtre de chez lui des bennes partir dans le lointain. Gagné par la lassitude, l'ennui, le désespoir qui l'environnent, Karrer est rongé par l'apathie et l'immobilisme, il est incapable de briser la solitude qui le dévore, ou de quitter ces lieux qui l'oppressent. Son seul ancrage est le bar Titanic où il échoue chaque soir : il y observe une chanteuse qui s'y produit, femme mariée qu'il tente de séduire sans jamais y parvenir...

Le cinéma de Béla Tarr parle du désespoir -en ce sens il se distingue nettement de Tarkovski. La systématisation du plan-séquence dans son oeuvre indique chez le réalisateur l'intention d'installer un climat de pesanteur et d'oppression qui doit gagner le public. Le désespoir est justement contagieux dans Damnation, il infuse et transpire partout, dans les lieux, dans le coeur des personnages, sur la pellicule et, in fine, dans le spectateur. Le désespoir de Karrer est à la fois le fruit de son environnement (un pays apocalyptique, où tout semble mort) mais le personnage en est également responsable puisqu'il a définitivement renoncé à lutter. Béla Tarr construit des rapports étroits et profondément intimes entre les lieux et Karrer, entre l'extérieur et l'intérieur, l'un renvoyant à l'autre comme un miroir. L'univers de Damnation pourrait être un espace mental tant les paysages désolés, désertiques, croulants renvoient comme un écho à l'âme dévasté et vidée du protagoniste. Les autres personnages eux-mêmes semblent sortir de son imaginaire et viennent professer chacun à leur tour son anéantissement, sa mort tragique dont il ne semble que trop conscient. Le désespoir de Karrer est donc une prison physique et mentale sans perspective de fuite. Le personnage semble même se fondre et se faire aspirer par les paysages qu'il traverse. La façon dont Béla Tarr le met en scène est symptomatique : la présence de Karrer à l'image est toujours évanescente. Dans chacun des plans du film, ses apparitions dans le champ sont toujours limitées, fugaces. Les décors et les objets ont plus de présence à l'image que Karrer, perpétuellement rejeté hors champ. Dans cet univers au matérialisme étouffant, sans âme, les environnements et les objets ont plus d'essence et de réalité que les hommes, figés, pétrifiés. Ce ne sont plus que des présences fantomatiques à peine visibles, avalés dans l'indifférence du néant.

La puissance des films de Béla Tarr réside dans leur plasticité, celle du mythe : le cinéaste hongrois construit des univers imaginaires coupés de toute référence claire au monde réel ou à l'Histoire. Ses fables se déroulent dans des pays et des époques inconnues, indéterminées. Cela pourrait être la Hongrie comme un autre pays, cela pourrait être les années 39-45 comme l'époque du bloc communiste, voire même aujourd'hui. Mais grâce à leur puissance d'évocation, les films de Béla Tarr parviennent à convoquer des fantômes historiques précis tout en ouvrant également à l'universel. Damnation est évidemment imprégné par la désillusion des peuples de l'Est vis-à-vis du communisme. Cette campagne morne et grisâtre, ces piliers de bar sales et burinés, ces bourgades soviétiques croulantes et abandonnées, ces fêtes de village désenchantées...tout vient construire un climat de désillusion et d'amertume qui semble -en 1987- plus vivace que jamais. En ce sens, le désespoir que filme Béla Tarr n'est sans doute rien d'autre que la lente agonie de l'utopie soviétique, dont il enregistre le dernier souffle avant la chute du Mur. Comme tout prophète, le cinéaste est donc une voix du passé qui veut nous entretenir de sa peur du futur : dans un monde sans idéologie et sans foi, sans utopie et sans idéaux, en voie de déliquescence morale et métaphysique, que reste-t-il à l'humanité pour avancer ? Dans une modernité privée de moteur, Béla Tarr ne cesse de prophétiser la fin de l'Histoire et la fin du Monde. La damnation de Karrer (cet homme moderne stérilisé qui contemple lucidement son propre néant), elle semble aussi la nôtre.

Bref, Damnation est peut-être le plus beau chef d'oeuvre du cinéaste hongrois, tant sa cohérence est redoutable. Après une série de films documentaires dans la veine du réalisme social, cette oeuvre datant de 1987 marque une rupture radicale dans la filmographie de Bela Tarr : elle révèle l'angoisse métaphysique de l'artiste face à son époque; elle témoigne, par sa rupture avec le réalisme, de son divorce avec notre présent. Damnation est le témoignage brut, intact d'une vision du monde authentiquement singulière, celle d'un cinéaste qui compte. Un regard est né.

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