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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Bone Tomahawk, S. Craig Zahler, 2015

Publié par Romaric Berland sur 26 Mai 2020, 09:12am

Catégories : #Cinéma américain

A la frontière de l'Ouest sauvage, dans la petite ville de Bright Hope, des Indiens kidnappent à la faveur de la nuit un détenu et la femme médecin chargée de le soigner. Accompagné du mari de celle-ci, son vieil adjoint jovial et une fine gâchette au passé trouble, le shérif Franklin Hunt se lance dans une course-poursuite à travers le désert...Avec ce scénario qui rappelle évidemment la trame de La Prisonnière du désert de John Ford, S. Craig Zahler, dont c'est le premier film, impose immédiatement sa marque : reprenant les genres et les modèles du cinéma classique hollywoodien (ici le western de Ford, plus tard, le film d'action des années 80), le cinéaste leur impose une hybridation formelle et une mise en scène soustractive où la tension se construit à partir de rien. Quelque part entre le cinéma moderniste et "européen" de Monte Hellman et la pure série B genrée façon blood'n guts, Bone Tomahawk est un coup d'essai qui ressemble de près comme de loin à un coup de maître.

Ce qui commence comme un western au réalisme sec, prenant calmement son temps pour poser les prémisses de l'histoire, dérive alors en survival à travers le wilderness semé d'embûches, avant de muter purement et simplement en film d'horreur gore et flippant -voire même, en improbable conte de fées. Au gré de ces mutations radicales mais qui s'opèrent avec naturel, Zahler articule les espaces (la ville civilisée, le désert et le camp indien) et rapproche Indiens et Européens qui, en dépit de leurs différences, participent d'une même barbarie. Immergé dans la nature sauvage, le groupe du shériff affronte autant la dureté des éléments que la multiplicité des dangers (Indiens mais aussi bandits, tueurs, vagabonds louches) qui frappent la nuit. Là, dans l'obscurité, les identités se troublent, les valeurs morales aussi, et la justice de la ville est inopérante tandis qu'on tue aveuglément pour survivre. La puissance des films de Zahler est alors de raconter, à travers l'auscultation précise, plein cadre et choquante de la violence, l'oppression du mâle blanc sur les minorités -fussent-elles raciales ou sexuelles. Ce sera bien évidemment le cas dans Dragged Accross Concrete où deux flics blancs sont mis à pied suite à l'arrestation musclée d'un Latino-américain et croisent la route d'un jeune Noir qui n'a que la voie du crime pour s'émanciper.

Ici, l'aventure du shériff et de ses acolytes fait remonter le refoulé de l'Amérique : en dépit de son costume blanc, Brooder, la fine gâchette, a peaufiné sa maîtrise du revolver en massacrant des Indiens durant la Conquête de l'Ouest, tandis que le détenu enlevé par la tribu a profané un cimetière sacré. Mais au-delà de cette opposition entre homme blanc et Indien qui est typique du western, Zahler manifeste également un réel intérêt pour le statut des femmes, relayées au second plan mais qui ne comptent pas pour rien : la ville de Bight Hope est dirigée par un maire mais on réalise au cours d'une scène assez comique que c'est sa femme qui mène le jeu ; Miss O'Dwyer, la disparue, est une femme entreprenante, qui conduit l'échange amoureux avec son mari au début du film et n'hésite pas à réprimander le shériff et son adjoint pour la bêtise de leur plan de sauvetage ; enfin, les Indiens eux-mêmes, monstres cannibales dénués de parole, oppressent leurs femmes et les réduisent à des pondeuses privées de liberté. Construit symétriquement, le scénario de Bone Tomahawk ramène ainsi la violence et la tragédie de l'Histoire à la tyrannie des phallus, peu importe de quel côté du désert on se situe. C'est la beauté triste des films de S. Craig Zahler : situés au ras du bitume ou immergés dans la boue, ils parviennent néanmoins à prendre de la hauteur et à renverser les vieilles oppositions du cinéma classique (flics/gangsters, Européens/Indiens) pour trouver qu'au-delà de ce qui nous sépare, la misère, le désespoir et la violence sont bien ce qu'il y a d'universellement partagé.

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