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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Jeannette (L'enfance de Jeanne d'Arc), Bruno Dumont, 2017

Publié par Romaric Berland sur 5 Janvier 2018, 19:29pm

Catégories : #Cinéma européen

Quelle mouche a donc piqué Bruno Dumont ? Connu pour ses grands films austères et contemplatifs (en tête desquels son puissant L'Humanité), le cinéaste français a opéré depuis P'tit Quinquin un virage étourdissant sur les routes de la comédie et d'un cinéma aux atours plus "populaires". Reste que derrière ces projets tous aussi inattendus et surprenants les uns que les autres s'agitent les mêmes préoccupations qu'à ses débuts : filmer l'homme, ce "monstre incompréhensible à lui-même" (comme l'écrivait Pascal) déchiré dans son essence entre la grâce et la damnation, l'âme et le corps, l'aspiration pour un au-delà et l'attraction tragique à un ici-bas fait de souffrance, de passions et d'horreur. L'obsession est restée mais les moyens ont changé : c'était par le dérèglement burlesque et la satire sociale que Dumont exposait désormais la monstruosité de "la bête humaine" dans P'tit Quinquin et Ma Loute. Grossiers, difformes, agités de tocs, les corps ridicules de ses personnages étaient prisonniers de deux dynamiques : d'un côté, la chute (celle de l'inspecteur Machin, véritable running gag) et de l'autre, la lévitation (celle complètement inattendue d'Isabelle Van Peteghem dans le même Ma Loute), deux attractions comiques qui illustraient littéralement et avec dérision la "double postulation" (Pascal encore) de l'être humain.

C'est dans ce projet que s'inscrit naturellement Jeannette, à ceci près que le film substitue à la convulsion burlesque propre à la comédie un autre type de dérèglement : celui de la danse et du chant qu'offre le genre de la comédie musicale. Partant du texte de Charles Péguy, Bruno Dumont fantasme la jeunesse de la pucelle d'Orléans sous la forme d'un opéra rock détonnant, où s'exprime la révolte mystique d'une jeune fille envers Dieu et l'injustice de sa Création. Durant la Guerre de Cent ans, alors que la France est envahie par les Anglais, la petite bergère ne s'explique pas le fait que Dieu reste silencieux à ses prières, pendant que les innocents meurent et que "la guerre est plus forte à faire la souffrance". Tandis qu'on la rappelle au bon exemple du Christ, soumis en sa Passion, la fillette bout d'une énergie irrépressible qui ne demande qu'à s'exprimer. C'est sur cette énergie débordante, explosive que se branche Bruno Dumont. Reconfigurée en huis-clos pastoral, la plaine de Domrémy est une prison à ciel ouvert contre laquelle s'encastrent les aspirations de Jeannette. Martelant la terre de ses pieds, agitant son corps en tout sens comme une possédée, elle danse comme un moyen de s'extraire de son quotidien de bergère sans gloire. Le saut, la roue, la pirouette deviennent autant de figures qui expriment à la fois la soif d'ailleurs, la volonté de s'extraire de la gravité de la Terre et du réel, mais aussi l'irrépressible attachement à un foyer qu'il faudra quitter tôt ou tard, en marche vers sa destinée. Tout Jeannette se noue dans ce thème de la "partance", dans ce moment où l'être se réalise et accomplit ce pour quoi il est intimement fait.

L'espace de Jeannette se pense ainsi comme une matrice aqueuse et végétale où s'invente la légende. Toujours fidèle à son attachement pour les acteurs non-professionnels, pour la prise de son directe et une forme d'authenticité voire de naturalisme dans le jeu, Dumont veut capter la fraîcheur de l'enfance, la beauté de l'inexpérience, l'hésitation de celle qui n'est pas encore une guerrière, mais un être en devenir. C'est dans les pas de danse maladroits et dans les fausses notes que se loge toute la beauté fragile de sa Jeannette, toute son essence. Coincée entre ciel et terre, à sa place nulle part, ni au foyer ni sur le champ de bataille, la bergère aurait aimé être un homme et souffre d'être une femme, veut être une bonne chrétienne mais préfère désobéir et prendre les armes. Loin de l'image d'Epinal de la pucelle qui entend des voix, la Jeannette de Dumont n'est pas en union avec Dieu : elle ne veut pas monter au Ciel mais éprouver toute la violence de l'incarnation, elle veut aller jusqu'au bout de sa condition d'être humain, à l'image du Christ martyrisé. Cette ardeur juvénile et contre naturelle, ce trop plein d'énergie qu'expriment le chant et la danse ne pouvaient avoir pour aboutissement logique que la consumation -celle qui attend Jeanne d'Arc au terme de son aventure terrestre. Loin du gros délire zinzin et abscons réalisé dans son coin comme beaucoup l'ont présentée, la Jeannette de Bruno Dumont réaffirme la puissance d'une œuvre radicale, passionnante et parfaitement cohérente dans son projet et dans ses choix artistiques. Un petit miracle, en somme.                

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