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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Le Caire Confidentiel, Tarik Saleh, 2017

Publié par Romaric Berland sur 22 Juillet 2017, 13:24pm

Catégories : #Cinéma européen, #Cinéma du Moyen-Orient, #Cinéma africain

Grand genre du cinéma classique américain aux côtés du western et du mélodrame, le film noir draine avec lui toute une iconographie emblématique (le détective, le chapeau, la cigarette, la veuve noire, le malfrat, la ville) et des thèmes forts (la justice, le vice, le bien, le mal, la corruption, le mensonge, les apparences et la manipulation). Arrimé au point de vue de l'enquêteur, garant moral du récit lancé dans une quête de vérité, le spectateur est amené à explorer à travers son investigation le visage sombre et angoissant d'une société américaine finalement pas si puritaine. Plongé dans un univers de faux-semblants, à l'intersection d'une galerie de personnages aux rôles et aux identités flous, le détective a pour mission de déterminer les liens qui les unissent, d'établir un réseau de complicité, d'élucider les motivations des uns et des autres, bref, de faire triompher le pouvoir de la raison face à l'irrationalité du meurtre et du crime. En définitive et comme si de rien n'était, le film noir a pour ambition de cartographier une société, d'en révéler son vrai visage, en représentant toute sa scandaleuse vérité.

Cette ambition, Tarik Saleh la fait indéniablement sienne dans Le Caire Confidentiel. Réalisateur suédois d'origine égyptienne, le cinéaste transpose tels quels les codes et les motifs du film noir américain tout en les greffant subtilement à la réalité sociale et politique de l'Egypte contemporaine. Situé quelques jours avant le déclenchement du Printemps arabe en janvier 2011, le film suit l'inspecteur Nourredine (Fares Fares, charismatique) chargé d'enquêter sur le meurtre d'une chanteuse dans l'hôtel Nile Hilton du Caire. Au fil de ses recherches, il réalise rapidement que tout semble incriminer Hatem Shafiq, député influent et puissant entrepreneur proche du président Moubarak. L'originalité du Caire Confidentiel est de toute suite éventer le suspense autour du whodunit : dès le début, il ne fait aucun doute que Shafiq est le coupable. L'enjeu n'est pas de savoir qui a commis le crime, mais plutôt de savoir comment l'inspecteur Nourredine parviendra à arrêter le criminel, tenu hors de portée des lois par un régime corrompu jusqu'à la moelle. Surtout, en faisant de l'inspecteur un flic à la morale hypocrite et lui-même pourri -Nourredine rackette des marchands et abuse de son pouvoir entre deux prières-, Tarik Saleh offre au spectateur une plongée amorale et édifiante dans une société gangrenée de partout. Filmant avec une violence documentaire le chaos de la ville du Caire, il parvient à restituer avec force l'atmosphère explosive et délétère d'un pays au bord de l'implosion, poussé à bout et oppressé par un gouvernement criminel. Des quartiers pauvres où sont entassées les minorités noires-africaines aux chantiers de construction modernes et florissants, il enregistre la réalité scandaleuse de l'Egypte, déchirée par ses inégalités et ses contradictions. Au fil de ses investigations, alors qu'il est de plus en plus confronté à la corruption de ses collègues (et en particulier de son oncle, chef de la police) qui cherchent avant tout à enterrer l'enquête, Nourredine prend conscience de sa complicité avec le régime de Moubarak : le crime de la chanteuse, assassinée dans l'indifférence générale, est aussi le siens. Lent récit d'une prise de conscience politique à l'échelle d'un pays et d'un individu, Le Caire Confidentiel est également l'aventure tragique d'un homme qui lutte contre le Mal tout en réalisant qu'il en est l'un des rouages. 

Mais au-delà de ce portrait social incarné et déboussolant, le long métrage de Tarik Saleh est également un excellent film de genre, sec, nerveux, parsemé d'explosions de violence brutales et glaçantes. Avec une frontalité terriblement efficace, le cinéaste va droit au but, aménage une lente montée en intensité, appuyée par une musique atmosphérique oppressante. Evoquant le réalisme documentaire des polars urbains américains des années 70 (ceux d'un William Friedkin ou d'un Sidney Lumet), le film parvient néanmoins à se dégager de ses influences pour trouver son identité bien à lui. Tarik Saleh réussit à insérer sa petite histoire dans la grande, à ouvrir les perspectives du cinéma de genre en accouchant d'une fiction ample et ambitieuse, et à nous plonger dans le chaos de l'Histoire. Sans jamais sombrer dans le manichéisme, le réalisateur n'idéalise à aucun moment la révolution égyptienne, réponse anarchique à la violence d'un système. Dans un final désespérant, il représente toute la violence aveugle de ce mouvement, incapable de distinguer ses ennemis de ceux acquis à sa cause -manière subtile d'annoncer les menaces hébergées par ce "Printemps" dont on connaît désormais l'aspect illusoire. Ce n'est pas le moindre mérite de ce polar virtuose, qui sait prendre de la hauteur par rapport à l'Histoire tout en offrant une fiction aux codes parfaitement maîtrisés.                      

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