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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Belladonna, Eiichi Yamamoto, 1973

Publié par Romaric Berland sur 4 Juillet 2016, 13:50pm

Catégories : #Cinéma asiatique

Adapté d'un essai de Jules Michelet intitulé La Sorcière (et dans lequel l'historien fait de cette figure une incarnation romantique de la marginalité et de la contestation dans un Moyen-Âge obscurantiste), Belladonna de Eiichi Yamamoto marque l'improbable rencontre de la culture française, du cinéma d'animation et du pinku eiga (soit le cinéma érotique d'exploitation). Sorti en 1973, le film s'inscrit parfaitement dans le contexte de la Nouvelle Vague japonaise par sa radicalité esthétique et son engagement politique explicite. Cousin du cinéma de Kôji Wakamatsu, Nagisa Oshima et Kiju Yoshida dans sa manière de lier sexualité et politique, l'oeuvre d'Eiichi Yamamoto se démarque cependant par le choix formel de l'animation et le parti pris d'ancrer son récit dans une réalité anhistorique, ou en tout cas anachronique (une France féodale de pure fantaisie, là où ses paires choisissent de filmer le réel du Japon contemporain, ses rues et ses luttes). Mais s'il s'éloigne du présent, l'animation permet à Eiichi Yamamoto de travailler l'imaginaire comme un laboratoire poétique et métaphorique qui permet de transfigurer le réel pour le penser à travers la fable. Belladonna, c'est tout simplement un conte fantastique hallucinatoire et psychédélique doublé d'un pamphlet érotique et politique, historique et féministe, sur fond de riffs de guitare électrique et de free jazz entêtant. C'est le cinéma d'animation révolutionné, ou en révolution.

Jean et Jeanne, des serfs simples et innocents, s'aiment d'un amour pur et se marient. Mais soumis à l'autorité d'un seigneur tyrannique, Jean est forcé de céder Jeanne qui se fait violer par la cour. Bafouée, celle-ci pactise avec le Diable et devient une sorcière puissante, dont les pouvoirs menacent le seigneur et son royaume. Récit d'oppression et d'émancipation, Belladonna questionne la condition de la femme et les forces émancipatrices à l'oeuvre dans l'Histoire. Définir le film comme "féministe" ne semble pas galvaudé puisqu'à travers sa lecture de Michelet, Eiichi Yamamoto fait de la sorcière l'incarnation de la femme libérée du joug patriarcal et féodal. Victime dans un premier temps, objet sexuel oppressé par le sexe masculin, Jeanne se révolte et use de ses atouts féminins comme une arme. Objet menacé et convoité, son corps devient un instrument de pouvoir pour établir d'abord sa domination financière sur le royaume en séduisant les usuriers, puis pour imposer son charme vénéneux et surnaturel une fois devenue sorcière. Mais de manière intéressante, Eiichi Yamamoto ne manque pas de porter un regard ambigu sur cette émancipation, volontiers monstrueuse puisqu'elle repose sur un pacte avec le Diable. Diable qui, fort étonnamment, revêt la forme d'un pénis qui grossit au fur et à mesure que le ressentiment et la rage contestataire de Jeanne s'intensifient. Comme si la violence révolutionnaire provenait du même terreau tyrannique et oppressif que la violence féodale et patriarcale. Yamamoto ne cherche pas à résoudre cette contradiction. Il se contente au contraire de la poser subtilement, un peu comme Wakamatsu à l'égard des groupes révolutionnaires étudiants, qui reproduisent à leur échelle la violence autoritaire du système qu'ils veulent pourtant combattre.

Parsemant son film d'expérimentations plastiques sidérantes, Eiichi Yamamoto explose les codes, transcende les esthétiques, et accouche d'une oeuvre d'une liberté folle. Renouvelant constamment son style visuel, le film est une forme mouvante, en perpétuelle évolution, comme pour mieux épouser les métamorphoses violentes de son héroïne principale. L'aquarelle, la gouache, le pastel, le dessin...le réalisateur varie les matières et les techniques d'animation. Il refuse de réduire son film à une identité visuelle ou à une esthétique cohérente. De la même manière, il multiplie les influences picturales : Gustave Klimt, Egon Schiele, Odilon Redon...Yamamoto fait pont vers une histoire de l'art qui fait du monstrueux, du difforme, du bizarre ou du chaotique des principes généraux. La quête d'une forme irrégulière, mal polie, le développement d'un imaginaire où dominent les figures du pourrissement, de la mort, de la dissolution...en un sens, Belladonna peut se lire comme une oeuvre baroque, qui cultive autant le grotesque comme le sublime. Cette extrême liberté formelle atteint son paroxysme dans plusieurs séquences expérimentales et psychédéliques où le rythme du film s'emballe et où Yamamoto laisse libre cours à son imaginaire. Pures déflagrations de virtuosité, ces séquences hallucinatoires d'orgies dionysiaques, de messes noires et de visions délirantes signalent la libération explosive des désirs refoulés, la jouissance de la transgression à la fois des normes sociales (à l'échelle des personnages) et des normes esthétiques et rationnelles (à l'échelle du film). Dans ces séquences, c'est tout l'univers filmique qui se dissout et se recompose. La réalité devient délire, fantasme. Surréalistes, entre rêves et cauchemars, ces séquences disent bien l'ambivalence à l'oeuvre dans l'émancipation de Jeanne. La révolte est à la fois un sentiment euphorique de libération, et une pulsion de mort où explosent les énergies anti-sociales, la violence et l'animalité fondamentales de l'homme (ce qu'appuient des visions terrorisantes de dévoration et de destruction). Aux yeux d'Eiichi Yamamoto, la sorcière incarne donc bien cette idée d'une figure marginale qui suscite à la fois la fascination et l'angoisse, par la rupture qu'elle impose vis-à-vis de l'ordre social, moral et sexuel.

En ce sens, Belladonna apparaît comme le produit de son époque. C'est une oeuvre insurrectionnelle, rock et virtuose, qui laisse entrevoir dans ses images tour à tour lumineuses, poétiques et cauchemardesques les espoirs et les angoisses de son temps. Dès lors, la vision positiviste de l'Histoire que semble dévoiler Yamamoto à la fin de son film peut sembler suspecte, puisqu'il met en parallèle le récit tragique de Jeanne avec les mouvements populaires de la Révolution française. Plus que l'affirmation d'une foi supposée en un sens de l'Histoire dirigé vers l'émancipation et la liberté universelle, ce rapprochement semble peut-être rappeler la reconduction perpétuelle de la violence dans la société, et la nature dangereuse, même diabolique, de la pulsion anarchiste (la Révolution ayant produit la Terreur, comme Jeanne dans le royaume). C'est une interprétation, mais cela montre bien qu'on ne saurait réduire le film d'Eiichi Yamamoto à une représentation naïve, très "flower power" de la révolte. Quoiqu'il en soit, Belladonna est un poème visuel unique en son genre, une oeuvre en rupture avec tout ce qui se fait traditionnellement dans le domaine du cinéma comme de l'animation. En truffant son film d'intertextualité, de références culturelles et picturales, Eiichi Yamamoto manifeste son ambition d'ériger l'animation comme objet d'art destiné à un public adulte. On tient là une splendide redécouverte qu'il serait criminel de bouder en salle !

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