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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Tale of Tales, Matteo Garrone, 2015

Publié par Romaric Berland sur 9 Juillet 2015, 14:21pm

Catégories : #Cinéma européen

Sur la liste des cinéastes cannois qu'il est de bon ton de dézinguer pour une raison X ou Y (et où figurent en bonne place Michael Haneke, jugé trop méchant et Paolo Sorrentino, trop vulgos), il y a Matteo Garrone. Pas autant conspué que son compatriote italien (Sorrentino reste le punching ball favori de la presse), Garrone est la cible de rejets systématiques depuis son succès en 2008 avec Gomorra, et ce, pour des motifs aussi divers qu'ils se révèlent contradictoires. Voilà un cinéma jugé trop farcesque, vulgaire et sensationnel et aux sujets tape-à-l'oeil (la mafia dans Gomorra, la télé-réalité dans Reality, et le conte gore dans Tale of Tales). Surtout, aux yeux d'un public cannois pas très friand de cinéma bis, voilà une bonne soupe populaire dont les vapeurs scandalisent déjà l'intello et son palais sensible. Tale of Tales n'échappe pas à la règle : les uns le trouvent "dégueulasse", "tout moche", "de mauvais goût", tandis que les autres paradoxalement s'offusquent de la sophistication de la mise en scène, comme si le réalisateur "réclamait sa Palme" (bizarrement, ces mêmes voix ne se sont pas offusquées en 2011 lorsque le Tree of life de Terrence Malick déversait son zapping d'images pontifiantes avec l'humilité d'un Alain Delon). Que les choses soient claires, il ne s'agit pas de réhabiliter Matteo Garrone comme un "grand auteur incompris" -le réalisateur est habile mais ça serait aller vraiment trop loin. Il s'agit plutôt de nuancer la réception critique de son dernier film qui, s'il est imparfait, reste très loin de la purge annoncée. Inspiré d'un des tous premiers recueils de contes populaires européens, le Pentamerone, établi par Giambattista Basile au XVIIème siècle, Tale of Tales entrecroise trois histoires et une flopée de personnages plus ou moins liés, sur le modèle du film choral. Une reine stérile (Salma Hayek) se voit conseiller par un sorcier de dévorer le coeur d'une créature fantastique pour tomber enceinte. Un roi (Toby Jones) se prend d'une lubie fantasque pour une puce qu'il nourrit et chérit au point d'en oublier ses devoirs envers sa propre fille qui devient une femme en âge de se marier. Enfin, un autre roi libertin et lubrique (Vincent Cassel) brûle de désir pour une femme qu'il n'a jamais vue mais qui se révèle une vieille sorcière laide...autant de récits qui traitent chacun à leur manière de la folie des passions, des ambitions dévorantes, des égarements et de la monstruosité du désir

La monstruosité est évidemment le dénominateur commun de ces contes cruels et elle détermine l'esthétique même du film. Certains ont considéré à tort que Garrone voulait exposer la violence et l'horreur dissimulée derrière la féérie des contes. Mais au contraire, son entreprise est plus un retour aux sources du genre (par dessus la tête de Disney) qu'une réappropriation du conte sur un mode trash. La mythologie et les contes sont un réservoir d'histoires de monstres, d'alliances contre-nature, de mutations organiques, de cruautés, de transgressions métaphysiques et d'initiations à la violence du monde. En ce sens, Garrone entend rendre le conte à sa part d'horreur au détriment de la féérie ou du merveilleux. En résulte une esthétique qui cultive sciemment le mauvais goût, jonglant perpétuellement entre l'horreur et la farce, le gore et le burlesque, pour déranger le spectateur. Pour Garrone, il s'agit moins d'émerveiller que d'inquiéter ou d'écoeurer le public. Ce traitement farceque et grotesque du fantastique n'est d'ailleurs pas sans rappeler le travail de Sokourov dans Faust. Dans la droite lignée du chef d'oeuvre du réalisateur russe, Tale of Tales est un cauchemar organique où dominent les motifs de la laideur et de la putréfaction. Le corps et la chair sont sources de dégoût, de révulsion, ils sont la manifestation pathologique de désirs impurs (les jumeaux albinos dont la peau nacrée et translucide rappelle celle du monstre marin; voire même la peau grasse et visqueuse de la puce). Les corps sont malades à l'image des esprits qui les ont accouchés. Dans ses moments les plus révulsants, Tale of Tales parvient à susciter l'horreur organique et gore d'un Cronenberg. Le réalisateur italien fait preuve d'un vrai talent de metteur en scène, en aménageant des percées où le fantastique fait irruption de manière toujours incongrue et surprenante, comique et terrifiante, en perpétuel décalage. En résulte ainsi la plongée dans un imaginaire atypique et rafraîchissant par sa place qu'il accorde au mauvais goût...n'en déplaise à ses détracteurs.

De même, le fond moral et idéologique des contes ne renvoie aucunement à une réalité contemporaine (ce qui sous-entendrait encore une fois l'idée d'adaptation, de remise au goût du jour). Il s'agit plutôt de paraboles intemporelles sur les mirages du désir, les égarements de la conscience et, en définitive, le triomphe de l'illusion dans le monde. Dans Tale of Tales, il n'y a pas d'autre monstre que le désir niché dans le coeur de l'homme : le désir est une chimère à qui les personnages donnent formes et contours, chair et sang. C'est un fantasme qui finit par prendre corps et qui se tranforme en obsession au fur et à mesure qu'il grossit, se développe, s'enrichit à l'image de cette puce qui, de minuscule, finit par avoir la taille d'une vache. L'homme est accoucheur de monstres et, comme chez Cronenberg, la création est synonyme d'horreur. Dans une veine typiquement baroque, le monde apparaît comme un théâtre d'illusion et de vanité : le roi incarné par Vincent Cassel est asservi par des désirs tellement incontrôlés qu'il devient esclave des apparences et ne voit pas la laideur dissimulée derrière la beauté. L'autre, incarné par Toby Jones, attache plus d'importance à sa puce, création nourrie de son propre sang, qu'à sa fille biologique, chair de sa chair. Enfin, la reine incarnée par Salma Hayek est dévorée par une passion tyrannique pour son fils qui la pousse à toutes les transgressions morales et métaphysiques. Néanmoins, dans ce théâtre d'ombre et d'illusion où les individus ne parviennent pas à se déprendre de leurs rêves, Matteo Garrone aménage en contre-point un récit d'initiation avec le personnage de la fille délaissée du roi. Naïve, innocente, la jeune fille se rêve un destin de princesse de conte de fée et souhaite rencontrer le prince charmant. Mais, par un concours de circonstance, elle est contrainte à épouser un ogre hideux et difforme. Face à la naïveté de son rêve, la jeune femme se voit déniaisée par l'expérience de la violence et de l'horreur. Au terme de son périple, elle peut alors succéder légitimement à son père, fautif et égaré, pour mieux gouverner que lui. De fait, le vrai conte niché dans ce "conte des contes", c'est bien celui-là : en tant que genre, le conte n'entend pas entretenir son personnage et son public dans l'illusion, dans la féérie. S'il est un genre de l'enfance, c'est parce qu'il est au contraire une initiation au réel et à ses nombreux tourments par le recourt au merveilleux et à l'imaginaire. Mais, au terme du récit fictif, le héros et le public doivent retourner au réel. La jeune fille du roi, d'abord naïve, bercée par les légendes et les histoires d'amour, se trouve ainsi initiée au monde par l'expérience de l'horreur et accède au trône avec la perte de ses illusions. Micro-récit lumineux d'une ascension et d'une désillusion là où les autres récits sont ceux d'une décadence sans salut dans les mirages du désir, le récit d'éducation de la jeune fille est le coeur du film, son aboutissement.

Mais Matteo Garrone n'est pas animé par un esprit de sérieux, par la volonté de dire quelque chose à travers l'adaptation de ses contes. Au contraire, il semble que ce soit bien plutôt le plaisir du conteur qui triomphe chez lui, celui de plonger le spectateur dans un univers atypique, étrange pour le divertir. Il y a une forme de sprezzatura dans le geste de Garrone, c'est-à-dire une forme de négligence calculée, d'inconséquence concertée. Peu importe que les contes aient une morale ou non, qu'il s'y cache une intentionalité. Certes, comme on a pu le voir plus haut, il est possible de tirer de ces petits récits des interprétations morales à travers un recoupement thématique mais ces interprétations sont parfaitement topiques du genre, elles ne sont pas spécifiques aux récits mis en scène. La vérité de Tale of Tales semble ailleurs, dans ce plaisir de la fiction, dans le goût du jeu, du grossissement vulgaire et farcesque. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le film s'ouvre sur un travelling suivant un personnage autour duquel s'animent des clowns, des troubadours, des forains faisant des jongles, des galipettes et des acrobaties, le tout dans un jeu outré et grimaçant. On retrouve alors immédiatement la petite troupe en train de divertir la cour du roi et de la reine joués par John C. Reilly et Salma Hayek. Ce plan semble jouer comme une mise en abîme du film : à l'image des forains qui offrent à la cour des fariboles, Garrone nous offre des contes, déformations outrées du réel par le merveilleux dans le seul but de nous faire plaisir, de nous divertir. Tale of Tales se révèle alors un film tout en tension, dans un constant jeu d'équilibriste entre horreur et farce, entre illusion et réalité, parsemé d'humour et de poésie, pour le seul plaisir des yeux et de l'esprit. Et même si le film est inégal et fonctionne plus par moments que sur la durée, même s'il recèle des longueurs qui entame sa force, il paraît fort injuste de faire un procès d'intention à Matteo Garrone et de jeter en bloc cette proposition originale bien qu'inaboutie.

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