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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


The Immigrant, James Gray, 2013

Publié par Romaric Berland sur 20 Décembre 2013, 14:16pm

Catégories : #Cinéma américain

Après Two lovers en 2008, The Immigrant confirme la soif de changement qui a fait jour chez James Gray après une superbe trilogie de polars new-yorkais tragiques, quelque part entre Martin Scorsese et Francis Coppola. Changement et en même temps approfondissement, puisque tout en quittant les terres du film de gangster, James Gray reste sur ses territoires bien à lui : la tragédie, New-York, le puritanisme, le Mal, Joaquin Phoenix...bref, noirceur et désespérance face à un american dream dont les opportunités se révèlent autant d'impasses morales et existentielles. Froidement accueilli par la critique et le public, The Immigrant ne mérite pourtant pas une telle frilosité. Là où tous attendaient un mélodrame historique larmoyant, exhibant sa reconstitution du New-York des années 20 en de longs panoramiques grandiloquents soutenus par des coups de violon lyriques, James Gray offre au contraire une relecture du genre en mode mineur. Le cinéaste nous sert une partition minimaliste, extrêmement subtile, en forme de huis-clos, où refus de la reconstitution spectaculaire et retenue pudique de l'émotion viennent déconstruire le genre pour mieux déconstruire le mythe américain.

Le premier plan sur lequel s'ouvre le film fait clairement office d'avertissement : dans une image aux tons sépia comme les photographies d'époque, la Statue de la Liberté nous tourne le dos. The Immigrant ne se contentera que de ça : filmer, derrière le visage rayonnant du mythe, la face cachée de l'Amérique. Coincé entre les quartiers pauvres de la ville et l'île d'Ellis Island, le récit se cantonnera à la salle d'attente du rêve américain, sanctuaire de pureté qui rejette dans les marges les déclassés, les pauvres, les personnes aux "moeurs légères". C'est dans cet entre-deux que l'on suivra Ewa, jeune immigrante polonaise forcée de se prostituer pour payer le traitement de sa soeur tuberculeuse. Un pied dans le pays des opportunités, elle y rentre par les coulisses gràce à Bruno, petit maquereau sans envergure qui vend du rêve cheap à un public de cabaret constitué d'un ramassis d'ivrognes et de fonctionnaires corrompus. A partir de là, dans cette antichambre de misère marquée par la désillusion, James Gray compose un triangle amoureux dans lequel Ewa se voit ballottée entre son maquereau minable tombé amoureux d'elle et Orlando (le cousin de Bruno), un magicien itinérant qui lui promet de l'aider à trouver le bonheur. De ce motif triangulaire et schématique (la belle partagée entre le chevalier maudit et le chevalier blanc), James Gray n'aura de cesse de brouiller les cartes et d'interchanger les positions pour constamment opacifier les émotions des personnages et surtout, leurs motivations. Au-delà des oppositions morales claires que le cinéaste nous avait parfois offertes dans ses précédents films, The Immigrant s'attache perpétuellement à renverser les lignes de partage entre le bien et le mal, entre la vertu et la dépravation, entre le réel et le rêve.

Précisément, le thème du rêve et de l'illusion infuse le film de bout en bout, métaphore filée que le cinéaste décline subtilement pour révéler le mensonge qu'incarne l'Amérique. Tous les personnages de The Immigrant sont des menteurs, des faussaires, des travestis ou des illusionnistes. Ils nous vendent tous du rêve, des promesses, des chimères. Si Bruno présente ses prostitués comme les plus belles créatures exotiques venues des quatre coins de la planète, Orlando, lui, demande de ne pas perdre espoir dans l'Amérique et dit que plus loin à l'Ouest, en Californie, le soleil est encore plus brillant qu'à l'Est. L'Amérique, c'est ce rêve de papier que l'on vend et que l'on achète pour se leurrer qu'il existe bel et bien. Là réside le coeur du dernier James Gray : figure pétrifiée et complètement égarée, Ewa évolue dans un pays imaginaire et irréel, dans une sorte de Babylone de misère maquillée en Eden florissant, tout comme elle, la pute, se trouve grimée sur scène en Statue de la Liberté -tout est dit. C'est donc une tragédie immobile que nous dévoile James Gray : son personnage de sainte putain sur laquelle tous projettent leurs rêves et leurs mensonges, se trouve coincée entre Bruno, le souteneur haïssable mais pragmatique et honnête (vrai visage du mal ordinaire qui ravage l'Amérique) et Orlando, le magicien, le séducteur qui vend de l'illusion. Tragédie silencieuse, refoulée dans les espaces marginaux loin des grands quartiers de la ville : le New-York que filme James Gray nous rappelle certes celui d'Il était une fois en Amérique et du Parrain II, mais cette fois-ci la ville n'est pas le berceau d'une ascension folle dans la jungle du capitalisme. On reste cantonné aux bordels, aux appartements miteux, aux dépotoirs et aux égouts, on nage parmi les déchets et la crasse, sans possibilité d'en sortir.

Portée par la magnifique photographie de Darius Khondji, la mise en scène est d'une pureté et d'une beauté incroyables. L'image sépia est travaillée par de superbes clairs-obscurs jetant un voile morbide sur la reconstitution admirable des décors et des environnements, que le cinéaste dévoile sans ostentation au détour d'un plan ou d'une scène. La beauté néo-classique de The Immigrant sublime cet univers décharné et sans âme, et James Gray aménage quelques moments de grâce lumineux et poétiques du plus bel effet. L'alchimie singulière qui se crée entre Marion Cotillard (dont il faut reconnaître la très bonne composition) et un Joaquin Phoenix qui se révèle terrassant de noirceur et de souffrance contenues y est pour beaucoup et imprime à la rétine du spectateur l'une des plus belles séquences de fin de cette année 2013. Ainsi, James Gray fait peau neuve tout en restant singulièrement le même, et produit un film loin d'être mineur. La radicalité discrète des partis-pris, l'intelligence scénaristique, la pureté des thèmes et la beauté froide et mortifère du récit rejouent avec une efficacité nouvelle les obsessions du cinéaste new-yorkais, pour qui le Nouveau Monde n'est que le théâtre renouvelé des tragédies du Vieux Monde.

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