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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Guilty of Romance, Sono Sion, 2012

Publié par Romaric Berland sur 9 Novembre 2013, 12:57pm

Catégories : #Cinéma asiatique

Nihiliste, le cinéma de Sono Sion l'est sans l'ombre d'un doute, mais ce n'est pas par effet de mode. Sensible aux bouleversements les plus récents du Japon contemporain qu'il met en scène ou dont il s'inspire ouvertement (son dernier film, The Land of Hope, revenait sur le traumatisme de Fukushima), Sono Sion est aussi un cinéaste un peu anachronique, dans la pure tradition des auteurs engagés/enragés du cinéma japonais des années 60-70 (Kôji Wakamatsu en tête). Guilty of Romance est le film de Sono Sion qui assume et revendique le plus fermement cette tradition, celle du cinéma pink, cinéma de genre érotique, insolent et irrévérencieux, qui se plaît à mélanger le sexe et la politique, la fesse et l'engagement. Sans produire un pinku eiga en bonne et due forme, Sono Sion retrouve la fraîche insolence du genre et le renouvelle en l'insufflant d'un discours féministe sur la place de la femme dans la société japonaise. Précisément, Guilty of Romance fonctionne comme le double féminin de son précédent film, Cold Fish, avec lequel il forme un implacable diptyque. Les deux films portent un regard tout à fait similaire sur le Japon, mais Sono Sion, à travers la représentations des sexes (la virilité nippone impuissante dans Cold Fish, la féminité érigée en marchandise dans Guilty of Romance) explore des cheminements et des réalités bien distinctes.

Comme Cold Fish, Guilty of Romance est le récit d'une émancipation monstrueuse. A travers un montage répétitif et cyclique, le film dépeint dans une brillante première partie le quotidien aliéné de son personnage principal tout en installant un climat de tension et d'angoisse palpable. Izumi est le stéréotype de la femme japonaise, celle des films d'Ozu : serviable et dévouée envers son mari, discrète et renfermée, soumise à l'autorité du chef de famille dont elle sert les moindres besoins. Objet parmi les objets de sa superbe maison, son quotidien est celui d'une machine asservie à l'entretien d'une routine. Avec son mari, un célèbre auteur de romans d'amour, elle est contrainte à une relation asexuée et se trouve délaissée par cet homme renfermé qui lui témoigne peu d'affection et qui est absent toute la journée. Izumi et son époux semblent incarner la famille japonaise moyenne, respectueuse des traditions, soucieuse de l'image de normalité qu'elle renvoie à l'extérieur, sous un masque de conventions et de respectabilité. Seulement, Izumi est frustrée et la jeune femme, pressée par ses désirs, ne peut se satisfaire du "sanctuaire de pureté" imposé par son mari.

Dès lors, le film de Sono Sion opère par d'imperceptibles glissements, suivant une construction par chapitres qui dessinent autant d'étapes dans l'émancipation/déchéance de son personnage (qui passe de la femme au foyer renfermée à la femme libérée et indépendante). Le réalisateur ausculte ainsi l'insertion d'Izumi dans la vie active et dans la société de consommation : d'abord vendeuse dans un supermarché, mannequin pour une agence qui l'a repérée, enfin actrice porno puis prostituée, Izumi révèle ses désirs refoulés autant qu'elle se révèle à elle-même. La répétitivité cyclique du montage vient dès lors confronter violemment les deux images schizophréniques de ce personnage en crise. Izumi est coincée entre l'amour réel qu'elle éprouve pour son mari qu'elle admire, et les désirs irrépressibles et insatisfaits qui la lancent dans une quête stérile. De la répétition des scènes du quotidien à la répétition mécanique des scènes de passe, Sono Sion semble également souligner le passage d'Izumi d'un quotidien aliénant à un autre, d'un cycle d'exploitation matérielle à un cycle d'exploitation sexuelle. De fait, on le comprend, Sono Sion dessine le devenir de la femme dans la société japonaise sous la forme d'une impasse : elle est un automate perpétuellement voué à satisfaire les désirs des hommes, qu'il s'agisse du mari ou du client. L'émancipation féminine est un leurre : le devenir de la femme dans la société de consommation est un devenir marchandise et spectaculaire. Elle n'a pas d'autre réalité que celle de son corps, support érotisé de l'acte de consommation économique et sexuel. L'une des scènes les plus fascinantes est bien évidemment celle où Izumi s'entraîne chez elle nue devant la glace à héler les clients de supermarché pour qu'ils achètent ses produits : l'émancipation d'Izumi, son affirmation individuelle passe fatalement par l'érotisation de son image et la négation de sa personnalité, de son humanité. Elle devient, par contagion, le produit marchand que les clients désirent. La chair qu'elle vend, ce n'est plus de la charcuterie, c'est son propre corps.

Pour suivre ce parcours, Sono Sion oscille en permanence entre une ironie constante et une empathie réelle. Il joue même de manière fort perverse avec la complicité du spectateur. A travers une esthétique très élaborée (on tient là le film le plus plastiquement abouti du réalisateur), Sono Sion construit une oeuvre sensuelle et profondément troublante, dont l'érotisme balance constamment entre beauté et monstruosité. Les morceaux de clavecin omniprésents, la photographie colorée (entre noir, blanc et rouge), la statuaire provocatrice des corps nus viennent construire une atmosphère de licence et de vice à mi-chemin entre le conte libertin et la pornographie la plus choquante. En définitive, c'est toujours l'ironie acerbe du réalisateur qui l'emporte, dès lors que les perspectives des personnages se révèlent bouchées. En moraliste, il révèle les hypocrisies de la société et avec elles, abat les illusions du spectateur. Le double-twist final (qu'on ne dévoilera pas) y est évidemment pour beaucoup et permet de renouveler intelligemment la critique que Sono Sion avait déjà formulée dans Cold Fish. La société japonaise est irrémédiablement coincée entre le traditionalisme puritain et barbare du samouraï, et la modernité consumériste et mécanique à l'occidentale : Izumi, du foyer à la société, ne peut échapper à ce cycle de déshumanisation. On peut regretter que ce fascinant parcours s'achève dans le grand-guignol et la débauche hystérique : si cette folie furieuse cynique et bouffonne fonctionnait à merveille tout le long de Cold Fish, elle marche un peu plus lourdement dans Guilty of Romance. Mais cet écart de conduite -s'il est la marque insolente de son auteur- n'entame pas pour autant la beauté poignante de ce pinku eiga revisité, qui ravive le souffre scandaleux et enragé d'un cinéma japonais passionnant.

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