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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Aniki mon frère, Takeshi Kitano, 2000

Publié par Romaric Berland sur 28 Octobre 2013, 20:27pm

Catégories : #Cinéma asiatique, #Cinéma américain

Selon les propres mots de Kitano, Aniki mon frère, c'est "l'histoire d'un homme en quête d'un endroit où mourir." Menacé de mort après l'assassinat de son boss et la dissolution de son clan par un gang rival auquel il refuse farouchement de se soumettre, Yamamoto est contraint de partir en exil aux Etats-Unis pour se faire oublier, aidé par ses anciens frères qui l'ont trahi. Là-bas, il retrouve Ken, son demi-frère aujourd'hui membre d'une petite bande de dealers minables qui jouent les sous-fifres pour une organisation criminelle de Los Angeles. Refusant de laisser son frère vivre dans le déshonneur, Yamamoto prend les choses en main et, petit à petit, fonde un puissant clan multi-culturel rivalisant avec les grandes familles mafieuses. Mais la guerre des gangs menace et voit Yamamoto craindre de perdre à nouveau tout ce qui compte pour lui : ses hommes et sa famille. Résigné face à une mort dont il comprend qu'il n'a fait que repousser l'échéance, Yamamoto attend son destin tragique...Première (et à ce jour unique) expérience américaine pour Kitano, Aniki mon frère voit le réalisateur japonais transposer tel quel son cinéma aux Etats-Unis, sans rien retrancher à son style et à ses obsessions. Le cinéaste profite de tourner dans un pays étranger non pour quitter ses racines ou les confronter à une autre culture, mais pour les retrouver, les affirmer et les questionner plus fermement.

De fait, le cinéaste épouse plus étroitement que de coutume les codes du yakuza eiga pour plonger dans le code d'honneur des gangsters japonais et dans leur culture mortifère. Kitano suit avant tout des hommes dont le quotidien est habité par la violence : elle n'est pas seulement un instrument nécessaire dans les luttes de pouvoir entre familles rivales, elle est surtout fondamentale dans le rapport des individus à eux-mêmes, elle fait partie intégrante de leur honneur. Dans Aniki mon frère, la violence fait partie d'une culture, d'une éthique particulière, celle du yakuza, et, par extension, de l'homme japonais. Les tortures, les brimades, les auto-mutilations, les phalanges coupées et les éventrations sont légions dans le film et dessinent les contours d'un rapport masochiste et cannibale au corps et à l'esprit : c'est en inscrivant la violence en soi, c'est en faisant don d'une partie de soi que l'individu prouve sa respectabilité, son honneur et qu'il réactive le lien qui l'unit à ses frères. La communauté du yakuza réside dans celle du sang versé, des hémoglobines mêlées, de la mort partagée : "Je suis un yakuza de la vieille école. Si je dois mourir, qu'il en soit ainsi", dira l'un d'entre eux. Ce n'est pas un hasard si le titre original du film -Brother- met en avant l'idée du lien fraternel (ce que fait également le titre français au prix d'une redondance finalement assez jolie puisque le mot aniki signifie en japonais "grand frère"). Ce qui unie Yamamoto à ses hommes, c'est la mort qui rôde tout autour d'eux.

Pour Kitano, la culture japonaise est ainsi une culture de la Mort : l'identité même de Yamamoto réside dans sa confrontation face à une mort inéluctable, intimement inscrite en lui, qu'il redoute profondément et qui le définit jusqu'à l'aliénation. Yamamoto est presque l'archétype du personnage kitanien : figure raidie, renfermée, inexpressive, corps pétrifié et monolithique qui attend, trop sûr de lui, sa mort promise. Tout le film repose en vérité sur cette échéance fatidique : Yamamoto a rendez-vous avec la mort depuis le début, mais dans un temps et dans un lieu qu'il ignore. Le personnage s'accroche absurdement à la vie, part aux Etats-Unis, fonde une nouvelle organisation, trouve une femme, retrouve son bras droit de Tokyo, comme s'il pouvait effacer le sceau maudit dont il est intimement marqué. Mais de fait, en allant à Los Angeles, le personnage emmène avec lui son code, porte avec lui l'imminence de sa mort. Le personnage de Yamamoto est profondément tragique parce qu'il s'est enfermé lui-même, depuis le début, dans un schéma dont il ne peut se déprendre et qu'il ne peut que répéter : de Tokyo à Los Angeles, Yamamoto réécrit la même histoire. Le voyage n'est à aucun moment la métaphore d'un changement possible dans Aniki mon frère. Aliéné par son code, Yamamoto ne peut que s'enfermer dans la mort.

En ce sens, Aniki mon frère n'est pas un film de genre comme les autres : le long-métrage est presque une allégorie, une fable, qui, sous les dehors de la saga criminelle la plus convenue (qui suit un groupe mafieux de l'ascension à la déchéance), retrace la confrontation symbolique de l'Homme avec la Mort, pour en exorciser la hantise, chez le cinéaste autant que chez le spectateur. De fait, Aniki mon frère est aussi l'histoire poignante d'une reconversion et l'un des films les plus optimistes de Kitano, sous couvert d'en être le plus désespéré. Car au terme du voyage il s'agit bien de cela : briser le cycle de la violence et de la mort, briser les chaînes d'un code mortifère et auto-destructeur, reconstruire un nouveau lien de fraternité avec l'autre, non plus fondé sur la mort mais sur la vie : tel est le poignant héritage que Yamamoto transmet à Denny, ce "frère" américain, dans une scène finale qui est peut-être l'une des plus belles du cinéma de Kitano.

Aniki mon frère, en compilant les motifs des précédents polars mélancoliques et dépressifs du cinéaste, boucle ainsi la boucle et ouvre sur une note d'espoir. Après une série de polars aboutissant fatalement sur le geste indépassable du suicide, Kitano trouve aux Etats-Unis le moyen de repenser son cinéma et de l'ouvrir à la vie, dans un final cathartique et salvateur. Aniki mon frère peut ainsi presque se lire comme l'aboutissement d'une réflexion/méditation sur la Mort amorcée très tôt par le cinéaste, dès Sonatine, dont le long-métrage de 2000 se révèle presque la relecture lumineuse.

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