Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Les Huit Salopards, Quentin Tarantino, 2016

Publié par Romaric Berland sur 25 Avril 2019, 08:43am

Catégories : #Cinéma américain

En une succession de panoramiques vertigineux, Les Huit Salopards s'ouvre sur la contemplation d'un paysage gelé, gigantesque désert de glace aride et hostile. Pas un mouvement, pas un bruit ne viennent troubler ces étendues faussement tranquilles, tandis que la musique sourde et angoissante d'Ennio Morricone monte doucement pour faire entendre une menace invisible mais de plus en plus perceptible. Soudain, en totale rupture avec les plans larges qui précèdent, surgit un gros plan sur une statue du Christ en croix, perdue dans l'immensité sauvage, comme si elle faisait entendre l'appel d'un salut qui ne vient pas : plus de doute, cette terre est hantée et, dès ces superbes prémisses, Tarantino convie ses spectateurs à son exorcisme. Mais quel Mal possède l'Amérique ?

Avec ce huis clos enneigé de près de 3h quelque part entre Le Crime de l'Orient Express et The Thing de Carpenter (la neige, Kurt Russell et Morricone nous le rappellent fortement), Les Huit Salopards s'impose comme l'oeuvre la plus accomplie de Quentin Tarantino. Engagé depuis Inglorious Basterds dans une exploration historique des racines généalogiques de la violence (le nazisme et l'antisémitisme dans le film de 2009, le racisme dans Django Unchained), le cinéaste remonte désormais aux fondements mêmes de la nation américaine en situant son intrigue dans les années succédant la fin de la Guerre de Sécession. John Ruth, un chasseur de prime, fait voyage vers la petite bourgade de Red Rock pour conduire une prisonnière, Daisy Domergue, à la potence. Pris dans une tempête de neige, il croisera sur sa route le Major Marquis Warren, ancien soldat noir et également chasseur de prime, ainsi que Chris Mannix, ancien confédéré appelé à être le futur shérif de Red Rock. Ensemble, ils feront halte dans une auberge où quatre hommes mystérieux se sont réfugiés du froid. A partir de là, Tarantino pousse son style nourri d'ultra-violence et de dialogues ciselés jusque dans ses derniers retranchements. Quasiment tourné comme du théâtre filmé, Les Huits salopards déroute patiemment le spectateur dans un labyrinthe de dialogues, de flashbacks et de faux-semblants anti-spectaculaires, imprégnés d'une austérité inédite dans la filmographie du réalisateur. Comme si, à mille lieues du festival citationnel, des séquences pop et des artifices de mise en scène auxquels il nous avait habitué de plus en plus dans ses derniers films, le coeur du cinéma de Tarantino avait muté, pour trouver une maturité inédite : ne plus citer, parler avec sa propre voix.

Dès lors, à rebours des circonvolutions artificielles et des échanges à la virtuosité vaine des précédents longs métrages, c'est bel et bien en mettant de côté l'action au profit du dialogue que Tarantino exhibe lentement et implacablement les fractures, les conflits et les dissensions de la société américaine. Métaphore de la nation toute entière, l'auberge rapproche dans son espace exigu des personnalités et des identités inconciliables : le mâle blanc dépositaire du pouvoir, le Noir et l'Hispanique éternelles minorités, le yankee et le confédéré voués à une haine inextinguible, sans oublier la femme, toujours laissée-pour-compte et qui n'a pas voix au chapitre. C'est là l'enjeu du western depuis toujours : montrer comment, à partir d'une diversité (de classes, de cultures, d'origines) s'est forgée une unité nationale et identitaire qu'on appelle les Etats-Unis. Or, par la joute verbale et un montage enchaînant les plans fixes en champ-contrechamp qui isolent chaque personnage, Tarantino souligne l'impossibilité de ses huit salopards à former un groupe soudé. La fin de la Guerre de Sécession ne marque pas magiquement la résorption des conflits : les plaies de l'Amérique ont simplement été enfouies et continuent de fracturer la société encore de nos jours. Tout l'enjeu pour Tarantino sera alors de faire remonter cette violence cachée, d'abord à travers les mots, puis à travers les actes, dans un climax totalement cauchemardesque et sanguinolent. Si, dans La Chevauchée fantastique, John Ford montre que c'est par la lutte contre l'Indien et le wilderness que s'est forgée l'unité du peuple américain, dans Les Huit Salopards, c'est la violence faite aux minorités et aux opprimés qui consacre l'union monstrueuse du yankee et du confédéré, du Blanc et du Noir. Dans ce final effrayant, peut-être le plus noir de sa filmographie, Tarantino trouve l'aboutissement de sa réflexion engagée depuis Inglorious Basterds, tout en remontant au fondement même de la fascination de l'Amérique pour la violence (fascination qui est aussi la sienne depuis ses débuts avec Reservoir Dogs) : crime fondateur, la pendaison de Daisy Domergue est un sacrifice expiatoire, un rituel d'exorcisme quasi-mythologique, qui souhaite purger l'Amérique de ses crimes et de ses démons. Comme un instrument sacré et barbare, qui, sous couvert de Justice, tente de soigner le Mal par le Mal.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents