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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Les Crimes de Snowtown, Justin Kurzel, 2011

Publié par Romaric Berland sur 29 Juin 2018, 09:11am

Catégories : #Cinéma australien et néo-zélandais

Parfois, il arrive que certains cinéastes n'aient été bons que le temps d'un film. Comme si tout l'enjeu pour eux avaient été de concrétiser un unique désir de cinéma, viscéral, urgent, nécessaire, et qu'après ça, il n'y avait plus rien qui valait la peine d'être filmé ou d'être dit. Comme si le génie dont ils ont fait preuve était produit par un alignement de planètes tout bonnement miraculeux et qu'ensuite, ils se révélaient incapables de retrouver cet état de grâce, qui finira par hanter tout le reste de leur filmographie. Irrémédiablement, et qu'ils le veuillent ou non, ils resteront l'auteur d'un unique fait d'arme, "le réalisateur qui a fait...", et rien d'autre. Sans vouloir présager de la suite de la carrière de l'australien Justin Kurzel, encore courte de trois films et donc encore riche de possible, il semble pourtant que le réalisateur subisse actuellement une telle malédiction. Aujourd'hui devenu un exécutant anonyme à la solde d'Hollywood (on lui doit l'adaptation du jeu vidéo Assassin's creed), le voilà perdu à mille lieues de ce que promettait son acte de naissance au cinéma en 2011, avec Les Crimes de Snowtown. Avec ce premier film en forme de thriller psychologique happant, au naturalisme brut et au climat suffocant, Justin Kurzel s'imposait comme un cinéaste qui n'avait pas froid aux yeux, auscultant avec la précision d'un chirurgien les mécaniques de la violence et de l'horreur dans une cellule sociale et familiale déliquescente. 

Jamie est un jeune garçon vivant à Snowtown, dans la banlieue d'Adelaïde. Dans ce quartier pauvre abandonné par l'Etat où règnent l'insécurité et la misère, sa mère, seule et dépassée, est incapable de le préserver de la violence : abusé sexuellement par le petit ami de celle-ci et par son propre frère, il subit l'extrême dureté de son milieu dans le silence et la résignation. Jusqu'au jour où débarque John, le nouveau petit ami de sa mère : jovial, charismatique, généreux, il s'impose comme le père idéal que Jamie n'a jamais eu, et redonne joie et stabilité à la famille. Mais ce qu'il ne sait pas encore, c'est que John est un tueur en série qui va bientôt l'entraîner dans sa frénésie meurtrière. Inspiré de l'histoire vraie du serial killer John Bunting, Les Crimes de Snowtown choisit de narrer l'affaire sous la forme d'un récit d'éducation adolescent. En racontant l'histoire à travers le point de vue de Jamie, d'abord témoin puis finalement complice des exactions de John, Justin Kurzel construit un suspense insoutenable en rejetant la plupart du temps l'horreur dans le hors-champ. Car ce qui intéresse le réalisateur est moins les crimes en eux-mêmes (Bunting est coupable d'avoir tué plusieurs pédophiles) que la manière dont John a convaincu toute une communauté de participer à ses meurtres. Maîtrisant parfaitement la matière psychologique qu'il veut faire ressentir au spectateur, Kurzel orchestre une montée en intensité terrorisante, au fur et à mesure que John place tout le monde sous son emprise (excellent Daniel Henshall, entre nounours rondouillard et boucher charismatique). Accueilli comme un homme providentiel dans une communauté sans recours et poussée au désespoir, Bunting joue les justiciers vigilante, attisant l'homophobie latente des habitants au cours de réunions de quartier où chacun déverse sa haine et sa frustration, et où il harangue les tablées par ses discours sur la fascination du peuple australien pour la violence.

Au-delà de la peinture réaliste d'une société criminogène, Les Crimes de Snowtown se pare alors d'un mysticisme noir : espace civilisé laissé à l'abandon, où les herbes folles percent sous le béton, où les maisons sont en ruines et les rues désertes, Snowtown est le territoire où ressurgit la sauvagerie fondamentale de l'être humain. Fasciné et terrifié, les personnages scrutent le paysage, comme s'il portait en lui la réponse à leur propre violence, comme s'il exhalait une barbarie qui contamine finalement tout et tout le monde, ce qu'appuient des plans récurrents sur une nature prédatrice (notamment celui, hypnotique, d'un serpent qui dévore patiemment une souris). Père de substitution, Bunting inocule le Mal en Jamie et lui transmet cette violence historique en héritage, notamment au cours d'une scène incroyablement choquante -la seule filmée plein champ- où John invite Jamie à mettre à mort son propre frère (moment d'autant plus traumatique qu'il colle parfaitement à la réalité du fait divers). "Il faut que tu voies ça" dira Bunting, dans une invitation adressée autant au jeune homme qu'au spectateur : celle de regarder l'homme sans fard, dépouillé du vernis civilisateur, et qui est en train de faire la douloureuse connaissance de soi. C'est là que réside la puissance des Crimes de Snowtown : jamais complaisant, Justin Kurzel se refuse de juger ou de condamner ses personnages. Avec ce film courageux et nécessaire, il propose plutôt au spectateur de faire l'expérience de l'altérité, en ne diabolisant à aucun moment Bunting et ses complices, mais en essayant de comprendre les racines culturelles, sociales et psychologiques de l'horreur. Aujourd'hui perdu dans les studios d'Hollywood et dans des fictions aseptisées, il est grand temps que Justin Kurzel retourne vers son Australie natale, dont il observe parfaitement la monstruosité.  

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