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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Le 15h17 pour Paris, Clint Eastwood, 2018

Publié par Romaric Berland sur 14 Février 2018, 11:54am

Catégories : #Cinéma américain

Quel rapport l'image de cinéma entretient-elle avec la vérité des faits historiques ? Cette question simple et vertigineuse constitue le cœur du dernier film de Clint Eastwood, Le 15h17 pour Paris, dernier volet de ce qu'on appelle aujourd'hui "la trilogie des héros" (entamée avec American Sniper puis Sully). A chaque fois, le principe est le même : mettre en scène la véritable histoire de personnalités ordinaires devenues par la force des choses des héros, et élucider la façon dont s'est construite cette image héroïque et comment elle a été récupérée par la société américaine. Jusqu'ici, c'est par la fiction qu'Eastwood opérait ce travail d'enquête critique, en faisant dialoguer les points de vue (entre le soldat et sa femme dans American Sniper, entre les protagonistes de l'accident aérien dans Sully) et en confrontant l'Histoire et le mythe. Dans ces deux premiers films, il y avait d'un côté la vérité du fait divers, et de l'autre, ce qui a été dit, écrit, filmé sur celui-ci, soit deux réalités à la fois contradictoires et complémentaires sur un même évènement. En mettant en scène la vie de Chris Kyle et le miracle de l'Hudson, Eastwood se tenait ainsi dans une zone grise, à mi-chemin entre la reconstitution documentaire et documentée du réel, et sa représentation fantasmée, mythifiée, sublimée par le cinéma. Tirer un film de ces évènements était donc à la fois un moyen de décortiquer la fabrique du héros (sur un plan idéologique, moral, médiatique et politique) et d'en perpétuer le mythe. D'où la réelle difficulté à tirer au clair la position de Clint Eastwood par rapport à ce qu'il filme : entre la critique et l'admiration, entre l'objectivité du film-dossier et la subjectivité du drame, le réalisateur place le spectateur dans une position inconfortable mais indéniablement passionnante à décrypter.

Et cette démarche, autant dire que Le 15h17 pour Paris la radicalise et la complexifie nettement. Partant de l'attentat déjoué du Thalys en août 2015, Clint Eastwood choisit de faire directement appel aux protagonistes de l'évènement (les passagers, les employés, les victimes) et plus particulièrement aux trois Américains qui ont arrêté et désarmé le terroriste Ayoub El Khazzani, et qui jouent dans le film leur propre rôle. Derrière cet apparent soucis de réalisme et d'authenticité un peu simpliste se cache en vérité un projet beaucoup plus retors. En faisant rejouer aux protagonistes du drame l'évènement tel qu'il s'est déroulé, en mêlant des régimes d'images différents (images de fiction, images d'archive, scènes prises sur le vif), le réalisateur organise le brouillage entre ce qui tient du réel (non joué, non simulé, filmé sur le moment) ou de sa représentation (qui implique préparation, répétition, illusion du naturel). En traitant ces types d'images sur le même plan, c'est bien l'accès à la vérité de l'évènement qui pose problème. Loin d'accentuer la croyance du spectateur face à ce qu'il voit, le choix de faire intervenir les acteurs véritables de l'évènement vient au contraire réveiller notre scepticisme à l'égard de ce qui est montré. Jusqu'à quel point Spencer Stone, Alek Skarlatos et Anthony Sadler ont-ils respecté la véracité des faits, le déroulé des évènements et la responsabilité des uns et des autres ? Jusqu'à quel point ont-ils modifié ou enjolivé la réalité (consciemment ou non), voire grossi l'importance de leur rôle (d'autant plus qu'on sait qu'ils n'ont pas été les seuls à maîtriser et ligotter le terroriste) ? Plus encore, cette démarche tend à renverser le rapport entre le réalisateur et ses acteurs : dans quelle mesure Clint Eastwood a-t-il dirigé les trois héros du Thalys, leur a dit comment jouer, quoi dire et quoi faire ? N'est-ce pas plutôt eux qu'on doit considérer comme les véritables auteurs du film, dans le sens où ils auraient donné des directives au cinéaste par soucis d'authenticité ? A l'encontre des deux précédents longs métrages qui fonctionnaient comme des caisses de résonnance où s'affrontaient des points de vue différents et contradictoires sur Chris Kyle et Sully Sullenberger, Le 15h17 pour Paris se base sur le livre écrit par les trois Américains et colle uniquement à leur vision subjective, parcellaire, individuelle de l'évènement. Et c'est ce qui rend le film, non pas digne d'une croyance aveugle, mais d'une suspicion pleine et entière.

Sauf que, loin d'être complètement dupe, Clint Eastwood manifeste de façon sporadique une ironie critique bien réelle, comme dans ces scènes de road trip en Europe, en apparence vaines et anodines, où il filme la pulsion d'Anthony Sadler à prendre une photo de tout et de rien. Avant d'embarquer dans le Thalys, le jeune homme demande à Skarlatos de le prendre en photo "sur le vif", ce à quoi son camarade lui rétorque qu'une image ne saurait être prise "sur le vif" si elle émane d'une intention. Derrière ce running gag qui prête à sourire, c'est bien le rapport douteux des trois héros à leur propre image qui est discrètement pointé du doigt. Là où il y a mise en scène, il ne peut y avoir de vérité ou de sincérité : c'est l'enjeu central du 15h17 pour Paris. Et c'est peut-être le geste le plus audacieux qu'ait jamais accompli Eastwood : faire semblant de se mettre au service des trois héros, de mettre en image leur vision de l'Histoire, de jouer la carte de l'authenticité pour mieux fragiliser cette représentation, en suggérer la potentielle facticité. Car en dehors de la dimension spectaculaire de son acte, le héros n'a pas de réalité. Il est une construction imaginaire, un fantasme, une légende à travers laquelle on se pense et on se rêve. Et c'est ce que raconte Le 15h17 pour Paris, en s'attardant sur les années de formation des trois jeunes Américains, du collège (où ils se rêvaient en soldats glorieux et jouaient à la guerre au cours de parties d'air soft) jusqu'à l'attentat déjoué (où leur aspiration à devenir un héros se réalise enfin). En d'autres termes, Spencer Stone, Alek Skarlatos et Anthony Sadler ne sont pas des héros; ils se sont inventés comme tels, ils ont fait de leur vie, de leurs échecs, des hasards qui l'ont parcourue, un récit, un mythe, un fantasme dans lequel c'est le Bon Dieu qui les a mis providentiellement sur la route du terroriste, pour l'empêcher de faire le Mal. "Vous autres Américains êtes toujours persuadés que c'est grâce à vous que le Mal est mis en déroute" dira d'ailleurs un guide touristique allemand face à l'un des trois héros, persuadé qu'Hitler s'est donné la mort au Nid d'Aigle face à l'arrivée des Américains (alors qu'il s'est tué dans son bunker berlinois face à l'invasion des Russes, comme le veut la vérité de l'Histoire). Mais cette vérité-là n'intéresse pas les Américains : ils préfèreront toujours le mensonge consenti du mythe, à la morne réalité des faits divers.            

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