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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Cruising (La Chasse), William Friedkin, 1980

Publié par Romaric Berland sur 24 Mars 2018, 10:50am

Catégories : #Cinéma américain

Parmi la riche filmographie de William Friedkin, on ne compte plus les films maudits rééxhumés ces dernières années. En 2015, Sorcerer, échec critique et public monumental resté invisible pendant près de 30 ans, a bénéficié d'une ressortie évènement en salles et en DVD, tandis qu'en 2017, c'est To Live and Die in L.A., polar eighties survitaminé dissimulé dans l'ombre de French Connection, qui s'est vu offrir une nouvelle exposition on ne peut plus méritée. Des décennies après leur sortie, c'est seulement maintenant que la folle modernité et la totale singularité de ces longs métrages explosent à notre rétine, comme des bombes à retardement. Plus que L'Exorciste, plus que French Connection, c'est ces films considérés jusqu'ici comme mineurs qui nous font saisir avec plus d'acuité la puissance du geste de William Friedkin, son indéniable audace, sa place tout à fait particulière dans le cinéma américain des années 70 et d'aujourd'hui. Celle d'un cinéaste totalement anachronique, tout à la fois classique et moderne, dont les films, pourtant commerciaux, manifestent un désir irrépressible d'expérimenter, d'innover et d'oser, peu importe que cela plaise ou non au public et aux producteurs. C'est cette radicalité sans compromission possible qui valut à William Friedkin sa gloire et sa chute, au cours d'une carrière en forme de grand huit vertigineux. Reste que l'exercice de réévaluation critique n'est pas encore allé à son terme. Pour comprendre Friedkin, pour saisir toute l'étendue de son génie, pour toucher du doigt le cœur noir et venimeux qui anime sa filmographie, il faut désormais reconsidérer son film le plus maudit de tous : Cruising (rebaptisé La Chasse en français) sorti en 1980, thriller glacial racontant la traque d'un tueur en série parmi la communauté gay SM du New-York underground, et dont le tournage est devenu aujourd'hui une machine à fantasme inépuisable. La communauté homosexuelle accusant Friedkin de la stigmatiser et de la caricaturer, la production de Cruising est régulièrement perturbée par des manifestations et des protestations. De plus, par soucis d'authenticité et de réalisme, le réalisateur choisit de tourner des scènes de sexe et une séquence de fist fucking non simulées mais qui n'apparaitront finalement pas dans le montage final (et dont l'acteur James Franco fera un film à part entière, intitulé Interior. Leather Bar.). En définitive, censuré pour sa trop grande violence, rejeté par Al Pacino qui s'est brouillé avec le réalisateur, le film, orné d'une réputation plus que sulfureuse, sera un échec critique et commercial cuisant dont même Friedkin finira par désavouer le résultat.     

Entre exploration documentaire d'une communauté marginale et descente aux enfers quasi-fantastique, Cruising plonge le spectateur au cœur d'un récit extrêmement déroutant, où le goût de l'ellipse et la puissance fantasmatique du hors-champ jouent un rôle essentiel. Sommé de traquer un tueur en série sévissant dans les milieux sado-masos de New-York, le jeune policier Steve Burns est choisi du fait de sa ressemblance physique avec les victimes pour infiltrer cette communauté fermée et démasquer le tueur en servant d'appât. A partir de ce canevas somme toute classique (un flic infiltré, une enquête, la traque d'un assassin), Friedkin n'aura de cesse de casser la logique cartésienne du récit policier. Démultipliant des pistes et des indices contradictoires, le film ne produit aucune intelligibilité et frustre sciemment la soif de savoir du spectateur et du personnage, incapables de résoudre le whodunit qui constitue pourtant le nœud du scénario. Jouant en permanence avec le motif du double, Friedkin va même jusqu'à montrer le tueur à l'image mais rend son identification impossible tant les protagonistes de l'enquête se ressemblent jusqu'à la confusion -nous amenant à penser qu'il n'y aurait pas un mais des assassins. Dès lors, rendant les mécaniques du polar totalement caduques, Cruising substitue à son intrigue conventionnelle une déambulation contemplative et sensorielle à travers la nuit new-yorkaise. Filmant les clubs SM, les rues des quartiers chauds et les parcs nocturnes comme autant d'espaces infernaux, le réalisateur recompose son intrigue en une lente catabase, un voyage physique et mental fait de moiteur et d'angoisse, de désir et d'effroi. Hétérosexuel en train de s'installer avec sa petite amie, double du spectateur réduit dans une posture voyeuriste, Steve éprouve au cours de son enquête le vertige de la répulsion et de la fascination face à ce qu'il voit, il sent ses désirs et ses pulsions muter au contact de cette autre réalité dans laquelle il est violemment plongée. Comme tous les autres longs métrages du cinéaste, Cruising est un grand film sur la contagion du Mal, un mal qui s'attrape par le regard. C'est la tragédie des personnages friedkiniens : à force d'être obsédés par leur proie, de l'observer, de la suivre inlassablement, de se fondre dans son environnement, ils finissent par devenir comme elle.

Trouant le récit d'ellipses, William Friedkin joue aussi énormément sur la suggestion, en laissant une part importante à l'interprétation du spectateur : dans le jeu de la séduction et de la traque, jusqu'à quel point Steve va-t-il au bout de son identité d'emprunt et des désirs contrariés qu'il sent s'éveiller en lui ? Que se passe-t-il après qu'il a séduit et emmené avec lui les suspects qu'il repère chaque nuit ? C'est là toute la puissance du film : il se construit sur le fantasme. L'essentiel du récit ne se joue pas dans ce qui nous est montré et raconté, mais il se joue dans l'ellipse, dans le hors-champ, dans ce qui est passé sous silence et dissimulé entre les images -et que nous, spectateurs, nous reconstituons. D'où un sentiment de fascination pour ce qui est finalement le tabou du film : le sexe, la libération violente du désir, la vérité des êtres mise à nue et perpétuellement cachée. Malgré sa représentation caricaturale et réactionnaire de la communauté homosexuelle, Cruising est tout simplement un film sur la violence du refoulement. A l'image des suspects qui croisent sa route, Steve sombre dans la démence parce qu'il refoule cet Autre qu'il est lentement en train de devenir, parce qu'il rejette comme anormales et pathologiques les pulsions qui font jour dans son esprit. C'est d'ailleurs cette violence-là qu'exprime le tueur lorsqu'on le voit accomplir ses meurtres, affirmant à chacune de ses victimes que c'est elles qui l'ont poussé à faire ça -en le séduisant, en exerçant sur lui une attirance sexuelle qu'il est incapable d'assumer. Il serait donc injuste d'accuser le film d'homophobie tant le regard du cinéaste ne manque pas d'empathie sur la communauté qu'il filme : depuis L'Exorciste, on sait que le Mal qui rôde chez Friedkin est celui du refoulement, de la censure, celle exercée par le puritanisme américain, incapable de sonder les névroses qu'il génère (souvenons-nous d'Ellen Burstyn qui était terrifiée par la vision de sa fille se transformant brutalement en femme, en se déflorant sous ses yeux à coup de crucifix). De L'Exorciste à Cruising, c'est d'ailleurs la même horreur qui est à l'œuvre : se voir devenir Autre, accueillir en son sein une altérité dans laquelle on ne se reconnaît pas, mais qui nous contamine jusqu'à nous transformer pour toujours. C'est cette violence qui constitue le nerf anxiogène, pulsionnel et érotique de Cruising, et qui donne au long métrage cet aspect si déroutant et si singulier : lorsqu'on regarde un film, qu'on fait nous-même l'expérience de l'altérité via l'écran de cinéma, qui sait à quel point nous en ressortons définitivement changés au moment de quitter la salle ?

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