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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Tueurs-nés (Natural Born Killers), Oliver Stone, 1994

Publié par Romaric Berland sur 28 Février 2018, 07:34am

Catégories : #Cinéma américain

Le film s'ouvre sur l'image en noir et blanc du désert américain, terre de western, territoire du mythe, cliché de l'Amérique éternelle. Tapis dans le paysage, un loup et un serpent biblique hantent le cadre, comme s'ils avaient toujours été là. Surgissement de la couleur : filmé avec un filtre rouge comme le sang, un train traverse l'espace, symbole d'une modernité qui vient souiller la sauvagerie primitive du territoire. S'accompagne à cette évocation du contemporain le panneau coloré d'un snack-bar, plein de poussière et aux lettres grossières, et bientôt l'écran plein de friture d'un vieux téléviseur. A l'intérieur, Mickey et Mallory commandent un café et une pâtisserie, allument le juke-box, dansent, puis tuent tous les clients et le personnel du bar avant de poursuivre leur voyage. La route et le meurtre : c'est toute l'histoire du continent américain. Dès cette ouverture coup de poing, Oliver Stone quitte le réel pour filmer le mythe, soit la représentation faussée et mensongère de la réalité, qu'on appelle aussi depuis Guy Debord le Spectacle.  

Scénarisé par Quentin Tarantino, Tueurs-nés est un thriller référencé, à l'image des autres productions du réalisateur, et qui raconte la cavale d'un couple de tueurs en série à travers le prisme des médias et de la pop culture. Constamment méta-réflexif, le film est un gigantesque collage qui ausculte la violence consubstantielle à la culture et à l'identité américaine. Utilisant les procédés du zapping (rythme épileptique, montage cut, mouvements perpétuels), Oliver Stone recycle avec boulimie tous les styles et tous les genres cinématographiques et télévisuels : western, road movie, film de gangster, sitcom, reportage, émissions sensationnelles type COPS ou Faites entrer l'accusé...La citation est parodique, et fonctionne sur le modèle de ce que Guy Debord appelait le "détournement" : en reprenant ces esthétiques sous la forme d'un pot-pourri, le réalisateur entend mener une réflexion en acte sur l'histoire des formes aux Etats-Unis, et sur la façon dont les médias (au sens large : cinéma, télévision, journaux...) glorifient la violence. Tueurs psychopathes à l'itinéraire morbide, Mickey et Mallory sont rapidement représentés comme des icônes pop ou des vedettes du star system. Ils suscitent l'horreur et la fascination d'une société voyeuriste qui voit en eux des monstres ou des prophètes, des héros ou des criminels. Epris de liberté, rejetant toutes les lois et se passant de morale, ils incarnent les descendants dégénérés des derniers cow-boys face à une société cynique et hypocrite, obsédée par le buzz et le sensationnel -représentée par deux personnages, Wayne Gale (un Robert Downey Junior en totale roue libre), présentateur télé avide de scoop, et Jack Scagnetti (Tom Sizemore), un flic vedette dont l'apparente droiture morale dissimule sa psychologie de pervers narcissique (le bonhomme ne rêve que d'une chose : coucher avec Mallory, comme on rêverait de coucher avec une star du cinéma).

De sorte qu'aux yeux d'Oliver Stone, les deux tueurs fonctionnent comme les révélateurs de la folie de l'Amérique, de sa soif pathologique de violence, de sa fascination malsaine pour le sang. Mickey et Mallory sont les nouveaux rejetons d'une généalogie de la violence, commencée par la Conquête de l'Ouest (voir le meurtre de l'Indien, point de bascule du film, où l'utopie du couple vire au bad trip), poursuivie par les tueurs de masse (Charles Manson, Ted Bundy, autant de monstres à travers lesquels l'Amérique se contemple comme dans un miroir) et prolongée par les médias. Sorte de nouveaux Bonny and Clyde, ces deux honeymoon killers rejouent à l'infini l'éternelle chanson de geste de l'Amérique, faite de voyages et de massacres. D'où la puissance du titre, Natural Born Killers, qui inscrit la violence dans l'ADN de l'identité américaine. Mais le long métrage reçut une réputation sulfureuse et polémique car Oliver Stone y manifeste la même fascination à l'égard de la violence que celle qu'il dénonce de la part des médias (c'est notamment ce que lui reprochera Michael Haneke, dont le Funny Games a été conçu comme une réponse à Tueurs-nés). Malgré l'aspect hautement satirique de son entreprise, le réalisateur fait lui aussi de la violence un spectacle, ce qui culmine notamment dans la séquence finale d'évasion, proprement délirante et filmée comme un morceau de bravoure. C'est peut-être la malédiction des cinéastes américains, qui, entre l'apologie et la critique, ne peuvent s'empêcher de dénoncer la violence tout en lui donnant un aspect mythique ou jouissif (on ne reprocha pas autre chose à Stanley Kubrick au moment de la sortie d'Orange mécanique). En définitive, qu'on s'appelle Oliver Stone ou un autre, impossible d'échapper au Spectacle : même quand on veut le subvertir, il parvient toujours à nous récupérer dans ses filets.

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