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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


In memoriam : Kôji Wakamatsu (1936-2012)

Publié par Romaric Berland sur 17 Octobre 2012, 10:43am

Catégories : #In memoriam

Aujourd'hui, Kôji Wakamatsu est mort, stupidement renversé par un taxi.

S'il y en a bien un qu'on n'aurait pas imaginé mourir comme ça, c'est bien lui. Wakamatsu, on l'aurait bien vu mystérieusement assassiné comme Pasolini, avec la hantise perpétuelle que c'est un complot. Ou encore, on l'aurait bien vu mourir sur le front, contre Israël aux côtés des Palestiniens dont il a embrassé la cause à tel point que, dans les années 70, il part tourner un documentaire sur l'armée de libération palestinienne, prenant occasionnellement les armes quand ça chauffait un peu trop. A ce titre, la mort, il l'avait déjà frôlée : le jour où il quitte le front, le camp dans lequel il a tourné subit une attaque ne laissant pas de survivants. Enfin, Wakamatsu, on l'aurait bien imaginé aussi mourir au cours d'une rixe, dans un bar anonyme de Shinjuku, contre d'anciens camarades yakuzas (ce qu'il était avant de devenir réalisateur).

A moins que ce ne soit toi, Kôji, qui se soit jeté sous ce taxi. Parce que la coupe était pleine, parce que ce monde pourri que t'as filmé pendant plus de 60 ans, tu pouvais plus le respirer. Parce que l'ultime révolte pour toi, le grand Enragé du cinéma japonais, c'était de se foutre en l'air...Reste que cette nouvelle, on ne s'y fait pas. Réalisateur engagé jusqu'au bout des ongles, obsessionnel et provocateur, Wakamatsu aura gêné tout le long de sa vie, lui valant une mise à l'écart significative : jamais une interview sur un plateau télé, des sorties cinéma toujours confidentielles, dans quelques salles seulement, des difficultés à financer ses films, et une censure qui ne l'aidait pas : en 1965, la Berlinale retire Les secrets derrière le mur de ses écrans, et en 2007, la ressortie française de Quand l'embryon part braconner, datant de 1968, est frappée d'une interdiction ridicule aux moins de 18 ans. Comme si le cinéma américain régressif d'aujourd'hui nous proposait des modèles de sainteté et d'intelligence !

C'est un fait, Wakamatsu, on voulait le cacher, et on peut le comprendre : cinéaste d'extrême-gauche, proche de l'Armée Rouge et des réseaux terroristes des années 70, il n'hésitait pas à prôner dans des films tracts d'une virulence à faire pâlir un soixante-huitard la révolution par les armes et l'action radicale terroriste (comme dans L'Extase des Anges, manifeste politique qui invite presque le spectateur à poser des bombes aux quatre coins du monde). La subversion, il la pratiquait même au sein du cinéma, détournant le pinku eiga (cinéma érotique d'exploitation) pour y insuffler ses messages et ses réflexions politiques sur le pouvoir, la révolution et l'état de décadence de la société japonaise d'Après-Guerre.

Dans un très bel essai où il paraphrase Camus, Jean-Baptiste Thoret dit que Wakamatsu montrait la difficulté pour l'homme révolté de faire de son refus (refus du système, du pouvoir, ...) une affirmation, de faire de l'élan destructeur une force créatrice. Comment une telle réflexion, qui a imprégné toute son oeuvre, ne serait pas d'une d'actualité incandescente ? Engagé mais lucide, Wakamatsu n'hésitait pas non plus à critiquer avec cette même virulence les mouvements radicaux des années 70 : dans Sex Jack, il filmait une cellule terroriste étudiante frappée d'immobilisme, se contentant de pratiquer l'amour libre, comme si l'énergie sexuelle déployée pendant tout le film avouait, dans le même mouvement, la stérilité politique, l'impuissance révolutionnaire. Et dans United Red Army, il montrait les dérives de l'engagement vers le fanatisme et la barbarie, revenant sur l'un des plus grands traumatismes du Japon (la prise d'otage d'Asama-sanso, qui a signé la mort de la Gauche japonaise jusqu'à aujourd'hui).

Plus encore, le cinéma de Wakamatsu était en avance sur son temps, et même sur l'actualité : la fusillade de Colombine en 1992, les Breivik et les Merah de ce monde, il les avait déjà représentés, dans La piscine sans eau ou encore les Anges violés. Les tueurs fous, les sociopathes, les aliénés peuplent son cinéma et sont le symptôme d'un monde malade, dominé par le capitalisme, système fasciste de contrôle et d'asservissement de l'individu (ce qu'il a le mieux théorisé à travers la structure du huis-clos). Cinéma de l'enfermement, l'oeuvre de Wakamatsu est habitée par une énergie destructrice qui ravage les personnages, impuissants à changer le monde et à comprendre le malaise qui les habite. La seule porte de sortie pour évacuer cette énergie surpuissante, malade, c'est alors la violence aveugle, incompréhensible. Un ultime geste de révolte vidé de son sens par le journal de 20h, qui le relaye dans la succession banale des drames du quotidien.

Dans ses derniers films, Wakamatsu se penchait sur les plaies de l'Histoire du Japon, et nous montrait avec stupeur leur actualité. Réalisé en 2007, United Red Army -encore lui- était un docu-fiction monstrueux de 3h15 faisant état du climat politique mondial dans les années 70. De la France, au Mexique en passant par le Japon, Wakamatsu montrait que la contestation à l'ordre du monde, au système globalisé du capitalisme financier était portée par une jeune génération engagée prête à se sacrifier, à sombrer dans l'inhumanité et la folie, histoire de tout faire sauter, pour un monde meilleur. Le message était clair : l'Histoire est-elle vouée à se répéter inlassablement ? Le système est-il si puissant que l'individu ne peut plus rien faire, et finit par tourner sa violence révoltée contre lui-même ? Wakamatsu nous laisse sur cette question en suspens, comme si le reste, c'était à nous de l'écrire. Lui qui préparait un film sur la catastrophe de Fukushima avait sans doute beaucoup de choses à dire, de celles que le gouvernement japonais ne veut pas qu'elles s'ébruitent assurément...

Wakamatsu meurt ainsi aujourd'hui, et emporte avec lui toute une époque, et un art de vivre, celui de l'insurgé, en marge, à l’affût... Putain de taxi. Même la mort n'aura pas été à la hauteur du géant !

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