De la comédie régressive au film politique, il n'y aurait qu'un pas, franchi allègrement par Adam McKay. Depuis The Big Short, le cinéaste américain quitte les histoires de famille déglingos (Frangins malgré eux) ou les buddy cop movies façon pieds nickelés (Very Bad Cops) pour des films dossiers extrêmement documentés, dans la lignée des thrillers politiques des années 70. Mais, derrière le sérieux des sujets abordés (la crise économique, la guerre en Irak), son cinéma a seulement changé de cible, pas de principe. Un peu comme si, des subprimes à l'administration Bush, l'histoire contemporaine américaine était devenue tellement insensée que seule la comédie et sa logique outrancière pouvaient en rendre compte avec justesse.
Avec Vice, Adam McKay s'attaque ainsi à la carrière d'un homme secret, Dick Cheney, ancien Secrétaire d'Etat à la Défense et vice-président sous Bush junior. Revendiquant dès ses prémisses une authenticité maximale basée sur une enquête de fond (et la prise de poids toujours spectaculaire de l'acteur Christian Bale, qui a totalement incorporé l'homme politique), le cinéaste refuse néanmoins la neutralité du documentaire pour marcher dans les pas de son mentor, Michael Moore, et de son goût pour la satire féroce à coup de démonstrations chocs et de détournements moqueurs. Le long d'un grand collage foutraque allant et venant entre les époques et les évènements historiques importants de l'histoire américaine, le film brasse très large au risque de n'étreindre que du vide, avant de resserrer peu à peu son spectre (et sa cible) sur le rôle joué par Cheney durant les évènements entourant le 11 septembre 2001 et l'entrée en guerre des Etats-Unis contre l'Irak. Pénétrant dans la scandaleuse cuisine de ce montage politique où les intérêts économiques d'un homme auraient poussé l'Amérique à envahir un autre pays sans aucun fondement, McKay joue sur tous les tableaux, entre cours de théorie pointu et farce caricaturale sur les manigances quasi-shakespeariennes du pouvoir. C'est là que réside la force de frappe du film, dans cette capacité à exposer une matière dense à travers une forme tout simplement jouissive et divertissante, égrainant dates, noms et faits à un rythme déboussolant.
De sorte que le cinéaste s'empare des armes de l'ennemi pour les faires siennes : aux manipulations politiques de Cheney répond la manipulation de la mise en scène de McKay, dont l'écriture et le montage sont d'une redoutable efficacité. De l'agitation nerveuse de Bush au moment de prononcer son discours d'entrée en guerre à celle d'un père irakien impuissant à protéger sa famille sous un bombardement, le film ne recule devant rien pour susciter l'indignation voire l'horreur, renversant la bienséance et la bien-pensance avec la subtilité d'un bulldozer. Alors qu'elle aurait pu desservir le film et sa démonstration, cette propension de McKay à surligner et matraquer en permanence son propos impressionne tant le cinéaste ne manque pas d'inventivité rhétorique et visuelle pour constamment aller à l'essentiel, frapper là où ça fait mal, et dresser un tableau consternant et finalement cauchemardesque de l'Amérique Jusque dans ce final effroyable, où le cinéaste hallucine Cheney en créature de Frankenstein, fusion monstrueuse entre le corps difforme, gros et gras d'un politicien sans âme et le cœur innocent d'un G.I. victime de l'ironie tragique de l'Histoire. Au fond, la vérité ou l'authenticité proclamées avec excès en préambule du film ("Cheney est l'un des hommes les plus secrets de l'histoire américain mais putain on a bossé !" lit-on au début) n'est pas ce que recherche Adam McKay : derrière le festival de perruques et le déluge de maquillages trop voyants pour être honnêtes, Vice présente le monde de la politique comme le temple du simulacre contemporain, un lieu où la vérité des hommes et des faits n'existe pas, où le réel est trafiqué, constamment monté en épingle pour arracher le consentement d'un peuple aveugle qui ne comprend pas ce qui se joue dans les coulisses de sa démocratie. Avec son ton outré et ses procédés grossiers, le film prend brillamment le pouls du climat actuel de la société américaine, totalement hystérisée et fracturée en deux camps inconciliables, constamment sceptiques et livrés aux fakes news (ne pas rater la scène post-générique !). Au cœur de cette délirante mascarade, une chose est sûre : on tient là un pamphlet brillant.