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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Jackie, Pablo Larrain, 2017

Publié par Romaric Berland sur 16 Février 2017, 12:00pm

Catégories : #Cinéma américain, #Cinéma sud-américain

Dès les premières notes de violon dissonantes de Mica Levi, Jackie a déjà tout dit sur le mythe des Kennedy : l'ascension, la gloire d'un nom et d'une famille sans tache (le crescendo), puis, la souillure, la désillusion à l'égard d'une légende dont on ne finit plus d'exhumer les failles (le decrescendo). Cette note bizarre dit aussi tout sur la façon dont le chilien Pablo Larrain s'approprie le genre du biopic : partant de la tentation hagiographique et apologétique inhérente au genre, le cinéaste se lance dans une entreprise de déconstruction critique de la figure de Jackie Kennedy et avec elle, du biopic, dont l'exercice est brillamment renouvelé. De sorte qu'il s'agit moins de retracer la vie d'une personnalité d'exception devenue a posteriori un mythe que de rentrer dans les secrets de sa fabrication. A partir de l'entretien donné à un journaliste une semaine après l'assassinat du président Kennedy à Dallas, le film opère des allers et retours dans le temps, revient sur l'organisation des funérailles, retrace le White House Tour que la First Lady offrit aux téléspectateurs en 1962 et raconte plus globalement la façon dont le clan Kennedy a imprimé sa marque dans l'Histoire américaine.

Articulant images d'archive et reconstitution, confrontant la réalité de l'Histoire avec sa reconstruction fictionnelle, Pablo Larrain ausculte la frontière ténue entre la vérité et le mythe au sein de l'imaginaire américain qui, loin d'opposer les deux, les envisage de concert. "Je crois que les personnages qu'évoquent les livres sont plus réels que l'homme debout à nos côtés" dira Jackie. Parfaitement consciente de ce processus de mythification permanent de la réalité historique américaine, Jackie sera la metteur en scène du règne de son mari, c'est elle qui saura susciter la fascination du public pour la vie des Kennedy, en faisant de sa famille le miroir doré du peuple américain. Sous la caméra de Pablo Larrain, Jackie est tout simplement une image, un miroitement, un reflet, et rien de plus. Obsédée par le contrôle, son image est consubstantielle à celle de l'Amérique, elle fait corps avec le pays et dit comment celui-ci va. L'assassinat de John Kennedy n'est pas seulement une tragédie sanglante : c'est aussi la première fois où les Kennedy perdent le contrôle de leur image, subissent un évènement extérieur qu'ils n'avaient pas prévu dans le protocole verrouillé de leur vie. Tout l'enjeu sera alors pour Jackie de reprendre le pouvoir sur son image, désormais entachée (au sens propre du terme : son tailleur rose ensanglanté) pour faire de ce drame intime un nouveau symbole : celui d'une Amérique souillée, qui a définitivement perdu son innocence. Consciente du pouvoir des médias, maîtresse des représentations, Jackie fait de la mort de son mari la fin d'un règne idéal, et orchestre ses funérailles comme un spectacle : l'enterrement de John Kennedy n'est pas seulement celui d'un homme. C'est aussi celui d'un Camelot inédit dans l'histoire américaine, une parenthèse utopique de bonheur universel qui ne reviendra jamais (et dont la représentation idéalisée perdure encore de nos jours aux Etats-Unis). Tout le génie de Pablo Larrain sera alors celui de révéler l'artificialité de cette représentation, d'en rappeler la nature purement fantasmatique : en pénétrant dans les coulisses de la Maison Blanche, en révélant la présence des caméras de télévision et des journalistes, en perçant les secrets de la passation de pouvoir, le cinéaste filme tout simplement le contrechamp de l'Histoire. A ce titre, l'entretien avec le journaliste qui constitue le fil rouge du long métrage est éloquent : Larrain le filme comme une lutte, où le reporter tente de percer la vérité de Jackie, qui se dérobe. Elle finira par réécrire elle-même l'intégralité de l'article : un petit dictateur de l'image, voilà qui est Jackie aux yeux de Pablo Larrain.

Mais la beauté du film est de ne pas aller jusqu'au bout de son processus de déconstruction critique. Le cinéaste a beau révéler les obscurités du personnage de Jackie, l'aspect artificiel de son image dans l'imaginaire américain, il n'en demeure pas moins fasciné (et nous avec lui) par son intelligence, son génie. La construction narrative du film, éclatée, est à la fois un démontage et un remontage de la figure de Jackie : nous avons pénétré le secret de sa fabrication, mais ce secret n'entache pas totalement la beauté du mythe. Il faut voir la façon dont Pablo Larrain filme Natalie Portman, complètement subjugué par sa beauté, pour le comprendre. En choisissant cette icône du glamour hollywoodien, le cinéaste renverse lui-même les barrières entre la réalité et la fiction, l'actrice semblant parfois jouer son propre rôle, celui d'une personnalité publique à l'image lisse et parfaitement apprêtée. De sorte que la fin, toute à la gloire du personnage déambulant dans les couloirs de la Maison Blanche en écoutant la chanson Camelot de Richard Burton, est à la fois une relance du mythe (dont le faste est ici reconstitué) et une ultime dénonciation. Drapée dans la légende qu'elle s'est elle-même construite, Jackie ne vit plus dans la réalité mais dans le Spectacle ("J'ai perdu le fil entre le réel et la représentation" dira-t-elle à un moment). Mais le spectateur, lui, n'est plus dupe : face à cette ultime image séduisante, se dresse désormais notre soupçon permanent. Jackie n'est plus un être de chair et de sang, c'est une marque publicitaire, une icône : en revenant des funérailles du président, Jackie voit à travers la vitre de sa voiture des mannequins déchargés d'une camionnette et qui sont faits à son image. Devenue aujourd'hui la Première Dame de référence dans l'histoire, un mètre-étalon auquel toutes les épouses de président se sont référées (jusqu'à Mélania Trump lors de l'investiture de son mari), Jackie est tout simplement devenue l'image d'un Âge d'or que l'on se plaît ponctuellement à ressusciter. Sauf qu'aujourd'hui, on sait désormais qu'il n'a jamais existé. 

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