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For now we see through a glass, darkly...

Un blog consacré aux cinémas de tous âges et de tous horizons


Sea Fog -Les Clandestins, Shim Sung-Bo, 2015

Publié par Romaric Berland sur 10 Avril 2015, 12:34pm

Catégories : #Cinéma asiatique

Première réalisation de Shim Sung-Bo, Sea Fog est un film symptomatique de certains travers du cinéma de genre coréen depuis quelques années. Co-scénariste du superbe Memories of Murder de Bong Joon-Ho (lequel participe aussi à l'écriture de Sea Fog), Shim Sung-Bo se sert du film de genre pour dresser un portrait socio-politique de la Corée capitaliste à travers le thème de l'immigration clandestine. Sauf que le film échoue littéralement sur les deux tableaux. Incapable de trouver un équilibre entre les exigences du genre et son fond politique, le réalisateur part en roue libre, sacrifiant son propos dans une spirale de violence et de folie grand-guignolesque. De ce grand naufrage surnagent malgré tout quelques petites trouvailles de mise en scène et une première heure pleine de promesses non-tenues...

Car oui, tout ça commençait plutôt bien : le long d'un générique muet, tout en musique, Shim Sung-Bo dévoile de manière efficace la vie quotidienne d'un équipage sur un bateau de pêche dirigé par le capitaine Kang. Les plans quasi-documentaires et entrecoupés d'ellipses viennent montrer les tâches artisanales des uns et des autres dans ce petit univers en vase-clos. Mais la séquence dessine surtout les contours d'un authentique mode de vie, d'un esprit de corps. L'équipage apparaît comme une famille aux valeurs partagées et qui se trouve structurée par un idéal de solidarité, de camaraderie et d'indépendance. Mais comme le rappelle le film, nous sommes en 1998, soit un an après le début de la crise financière asiatique de 1997 : le FMI a prêté de l'argent à la Corée et il pèse désormais sur la gestion économique du pays. Victime de la crise, le monde de pêcheurs que Shim Sung-Bo dépeint est donc en train de disparaître : à cause des faibles revenus, le bateau risque d'être vendu par son propriétaire. Kang et son équipage sont donc menacés d'être réduits au chômage ou obligés de se reconvertir comme ouvriers dans le bâtiment. En d'autres termes, finie la liberté : les pêcheurs forment une micro-société old school menacée de mort et dont les valeurs sont éphémères. Dès lors, de manière sèche et implacable, le metteur en scène pose avec simplicité et efficacité ses enjeux dramatiques : face au désespoir de la situation, il s'agit pour le capitaine Kang et ses hommes de survivre ou de se laisser mourir. Pas le choix. Le raz-de-marée capitaliste qui frappe de plein fouet la Corée du Sud s'impose sur l'économie autant que sur les consciences. Souhaitant conserver son indépendance, Kang entend racheter le bateau et décide donc de pactiser avec le système en acceptant de convoyer des clandestins sino-coréens pour se faire plus d'argent. Shim Sung-Bo filme l'entretien entre Kang et le trafiquant du port comme un pacte faustien légèrement burlesque et terriblement cynique : conscient de se faire rouler dans la farine, le capitaine n'a pas d'autre choix que de se laisser corrompre et reçoit comme gage du serment passé une montre en or de contrefaçon. Manière ironique et assez subversive de souligner la cruauté du système : Kang vend son âme pour une liberté en toc, purement illusoire. A partir de là débute le second mouvement du film, c'est-à-dire le convoyage des clandestins sino-coréens. Finie la chronique sociale, Sea Fog bascule plus ouvertement dans le film de genre. Thriller en haute mer, le film gratifie le spectateur de quelques séquences très efficaces, notamment une scène apocalyptique où les clandestins montent sur le navire de Kang en plein orage et sur une mer démontée. Etrange scène d'abordage consentie, la séquence montre les marins complètement dépassés par une marée humaine qui s'empare du bateau et renverse les rapports de force. De même, le réalisateur sait convier certains codes esthétiques et stylistiques du cinéma d'horreur ou d'épouvante. Le brouillard qui emprisonne lentement le bateau donne une couleur fantastique au récit tout en symbolisant l'obscurcissement des consciences alors que l'équipage bascule dans l'horreur et la monstruosité. De même, le moment où les clandestins asphyxiés se font découper en morceaux sur le pont comme des poissons illustre bien le processus d'animalisation et de marchandisation des individus dans le système capitaliste sauvage. Les migrants sino-coréens deviennent moins des êtres qu'une cargaison illégale dont il faut se débarrasser.

Mais en dépit de ces quelques fulgurances esthétiques, de ce mélange des genres assez réussi et de quelques métaphores bien senties, le film ne cesse d'entamer une lente dérive vers le grand n'importe quoi. Comme s'il était tenu par un invisible cahier des charges, Shim Sung-Bo dévoile dans cette second partie la faiblesse et l'artificialité de son écriture qui fait tout pour virer le film dans une partie de massacre stérile. Sea Fog se révèle alors une oeuvre vraiment mal dégrossie. Shim Sung-Bo fonce bille en tête droit dans le mur, sans penser à soigner ses chevilles scénaristiques ou à peaufiner la cohérence psychologique de ses personnages (le b.a-ba de tout scénario qui se respecte). En d'autres termes, on sent les ficelles partout. Désireux de créer une tension entre l'équipage et le groupe des clandestins, le réalisateur invente un personnage de migrant frondeur absolument inconsistant qui passe son temps à faire l'offusqué et à se plaindre de la façon dont ils sont traités (à croire que le bougre s'attendait à vivre une croisière de luxe). Toujours taillés d'un bloc, les personnages sont moins des êtres psychologiques crédibles que des pantins scénaristiques caricaturaux qui sont là pour faire bêtement avancer le récit vers le massacre. Leur évolution est tellement excessive qu'on n'y croit jamais : les marins deviennent un groupe de pervers lubriques et demeurés, le vieux pêcheur rentre dans une folie ridicule, et Kang passe au second plan avant d'être forcé de devenir foufou à son tour (alors qu'il était un personnage au beau potentiel tragique). Le film se trouve considérablement alourdi par une histoire d'amour sans intérêt entre un marin benêt et une jeune fille en fleur migrante qui devient le centre du récit (vous noterez que votre serviteur n'a pas retenu le nom d'un seul personnage). La caricature se loge partout, jusque dans le physique des protagonistes : le benêt et la jeune migrante sont forcément beaux et gentils, tandis que les marins lubriques sont parfaitement laids et repoussants. De manière lâche, Shim Sung-Bo polarise ainsi l'identification du spectateur et fait basculer Sea Fog dans le manichéisme le plus plat. Où est passé la déchirante ambiguïté morale des films coréens ? Dès lors, le réalisateur évacue complètement son propos politique esquissé en début de film. Il préfère se complaire à représenter les horribles tréfonds d'une nature humaine qui ne pense qu'à violer et tuer son prochain. C'est à cela que se résume Sea Fog le long d'un épilogue interminable et grand-guignolesque où le benêt tente de sauver sa jeune vierge d'un équipage devenu maboule. Horriblement premier degré jusqu'au ridicule, Shim Sung-Bo filme le naufrage annoncé du bateau avec la délicatesse d'un pachyderme, à coup de gros violons assourdissants. Le mélo bat son plein et, à l'image du bateau qui coule avec son capitaine persuadé de le sauver, Sea Fog sombre avec son réalisateur trop satisfait de ses effets.

Oser la comparaison avec le cinéma de Bong Joon-Ho sous prétexte qu'il a co-signé le scénario est une hérésie pure, tant l'oeuvre du réalisateur de Mother et Snowpiercer repose sur des mécaniques radicalement inverses. Bong use des codes du cinéma de genre comme un moyen de jouer avec les attentes du spectateur pour mieux faire dérailler le récit en bout de parcours. Chez lui, le film est conçu comme une machine grippée où le coup de théâtre, loin d'être artificiel, invite le spectateur à porter un autre regard sur le récit et les personnages. Nous sommes bernés par la mise en scène mais le but du cinéaste est de nous faire toucher la complexité et l’ambiguïté du récit. Il n'y a pas de zone de confort dans les films de Bong Joon-Ho et à aucun moment le réalisateur ne sacrifie la portée symbolique et thématique de son histoire au profit des exigences du genre. Chez lui, au contraire, le genre est un outil et non un moule. C'est une forme à violenter et à parasiter pour lui faire dire ce qu'il veut, rien de plus. Le cinéma de Bong se trouve ainsi chargé de nuances insoupçonnées. Or Sea Fog emprunte un cheminement rigoureusement différent puisque la peinture sociale et politique est abandonnée en chemin au profit d'un survival creux comme une coque de bateau. Dès lors, le film n'offre plus que la simple jouissance d'effets de mise en scène et l'étalage d'une violence graphique. Or chez Bong, la violence est toujours ce qui fait problème, à la fois à l'échelle psychologique des personnages mais aussi à l'échelle du spectateur et de son expérience morale. On ne jouit pas chez Bong, ou si l'on a jouit, la désillusion se révèle toujours radicale au terme du récit. Ses films sont des oeuvres toujours profondément auto-réflexives. Or nulle réflexivité chez Shim Sung-Bo. Le jeune réalisateur est un faiseur de plus dans le cinéma coréen, doué pour filmer du brouillard certes, mais de là à trouver la patte d'un auteur à suivre, il ne faut pas pousser. Sea Fog se situe dans la lignée de certains films de genre coréens sortis ces dernières années comme J'ai rencontré le diable de Kim Jee-Woon. Sous couvert de nous dénoncer les travers monstrueux d'une humanité prédatrice ("regardez comme la nature humaine est moche et détestable !" nous disent-ils), ces films se complaisent à nous faire jouir de cette même violence qu'ils dénoncent avec ferveur. Sans nuance, trop premier degré, Shim Sung-Bo veut toujours en faire trop, et "trop" pour lui n'est jamais assez. Le réalisateur passe complètement à côté de son sujet et des pistes qu'il esquisse : le fait que marins et clandestins soient poussés par une même misère dans cette situation absurde n'est absolument pas exploité. N'est également jamais interrogé le destin qui attend les migrants dans un pays en crise comme la Corée...Pourtant d'une belle ambiguïté, le scène finale ne peut que faire songer amèrement au potentiel d'un film qui aurait gagné à tenir ses grands chevaux et à fouiller un temps soit peu son récit et ses personnages. Cela aurait été mieux que de céder aux exigences mécaniques d'un genre qui nous lasse depuis quelques années à force de se complaire à vouer l'humanité à la damnation éternelle. Pour le reste, si vous voulez voir un film sur les migrants sino-coréens, sur le capitalisme barbare et avec Kim Yoon-Seok en prime, et bien il y a déjà The Murderer de Na Hong-Jin. Et c'est nettement supérieur.

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D
Un article vraiment exhaustif sur les défauts et quelques qualités de ce film qui, à ma grande surprise, séduit un bon nombre de spectateurs.
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